NE ME VISE PAS AU CŒUR

Sentinelle, mon frère
sentinelle, mon frère
je t’entends marcher dans la neige
je te connais, mon frère
et tu me connais.
Tu as je parie la photo d’une fille dans ta poche.
Tu as je parie un cœur à gauche dans ta poitrine.

Tu te souviens?
Tu avais naguère un cahier plein de dessins d’hirondelles
j’avais rêvé naguère de marcher côte-à-côte avec toi
sur ton front une marque laissée par ma fronde
dans mon mouchoir plié je garde tes larmes
au fond de notre cour traînent tes chaussures d’écolier
au mur de la vieille maison brillent encore
nos rêves d’enfant écrits à la craie.
Ta mère a vieilli en lavant les escaliers des ministères
le soir elle s’arrête au coin de la rue
près du chariot de mon père et lui achète un peu de charbon
ils se regardent un instant et sourient
à l’instant où tu charges ton arme
et t’apprêtes à me tuer.

Tes yeux d’aurore ont sombré sous un casque
tu as troqué tes mains d’enfant contre un fusil cruel
nous avons faim tous deux d’un sourire
et d’une bouchée de sommeil tranquille.

Voilà que j’entends tes godillots dans la neige
bientôt tu iras dormir
bonne nuit, mon triste frère
si tu vois une grande étoile c’est que je pense à toi
quand tu poseras ton arme dans un coin tu redeviendras moineau.
Et lorsqu’ils te diront de tirer
frappe ailleurs
ne me vise pas au cœur.
Au fond de lui survit ton visage d’enfant.
Je ne voudrais pas qu’il soit blessé.

(Le vent souffle aux carrefours du monde, 1953)
Traduction: Michel Volkovitch

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