Le parcours de Dimitrios Vikelas (1835-1908) reflète dans une grande mesure l’expérience bourgeoise au sein de la diaspora grecque des fins du 19ème siècle ; en même temps, Vikelas se différencie de ses contemporains du fait qu’il a suivi une trajectoire ambigüe, entre lettres et négoce, sans se dédier vraiment à un seul champ d’activité– ce qui lui a même valu des critiques farouches à un moment donné. Cependant, cette ambigüité pourrait nous aider à saisir la particularité de son œuvre.

Péripéties familiales au sein de l’aire diasporique d’après-guerre

Né à Ermoúpolis, sur l’île de Syros, Vikelas est issu d’une famille de commerçants. À noter qu’à l’époque Syros représentait un centre commercial et urbain important, ayant accueilli quelques années auparavant des Grecs fuyant le massacre de Chios durant la Guerre d’Indépendance grecque. Un grand nombre d’intellectuels et de commerçants de la génération de Vikelas étaient nés ou avaient grandi à Syros, comme par exemple Andreas Syngros et Emmanuel Roidis. À l’âge de six ans sa famille se relocalisera à Istanbul, puis dix ans plus tard pour une brève période à Odessa, avant de retourner à Istanbul et puis de nouveau à Syros, où le jeune Dimitrios suivra des cours au lycée Evangelides (Smith 2007).

Le Massacre De Scio, par Eugène Delacroix, 1824 (Source: Wikimedia Commons)

Le passage à Londres

Certes, l’expérience marquante qui a déterminé le parcours du jeune Vikelas fut son installation à Londres à l’âge de juste 17 ans, et son emploi au sein de l’entreprise de ses oncles maternels, les frères Melas. Vikelas y demeurera jusqu’en 1876. C’est précisement ici qu’il s’initiera aux pratiques du monde des négociants sous la tutelle de ses oncles, en accumulant une fortune considérable. En même temps, il suivra des cours du soir à l’University College London et commencera à expérimenter son écriture par la voie de journaux intimes et de notes quant aux livres qu’il avait lus – suivant le conseil de son oncle Léon (Smith 2007).

Ce travail réflexif sur soi-même pourrait même avoir eu un effet sur la forme littéraire que Vikelas priorisera ultérieurement, notamment une forme largement (auto)biographique. C’est durant cette même période que Vikelas se constituera graduellement en tant qu’érudit reconnu, mais aussi en tant que négociant ambigu, aux intérêts intellectuels, avec un certain penchant pour l’histoire byzantine (Noutsos 2010, Smith 2007). Comme souligné par Michael Llewellyn Smith (2007), force est de constater que tout au long de sa trajectoire de négociant Vikelas développera une approche plutôt utilitaire quant à l’accumulation d’argent, en tant que moyen de soutenir ses buts intellectuels et idéologiques. Bien plus qu’un simple négociant ou intellectuel, Vikelas adoptera aussi le rôle de médiateur entre les audiences occidentales et la cause nationale grecque, en se positionnant à plusieurs reprises en tant qu’ambassadeur public des intérêts grecs, d’une manière plutôt originale et dépassionnée : la manière bourgeoise.

La période parisienne

Ces éléments deviendront beaucoup plus évidents après la fin de sa carrière de négociant en 1876 et sa relocalisation à Paris. Cette relocalisation a été guidée en grande partie par des raisons personnelles, notamment la nécessité de se trouver à proximité de la clinique psychiatrique d’Ivry-sur-Seine à cause des problèmes de santé de sa femme Kalliope.

Comme suggéré par Apostolos Sachinis (1989), si Londres (1852-1876) signalait une expérience marchande, la période parisienne (1878-1896) est pour Vikelas une période d’activité intellectuelle ; celui-ci se consacre en homme de lettres, surtout avec la publication en 1879 de Loukis Laras, œuvre de fiction à aspiration biographique, qui retrace le parcours d’un commerçant grec tout au long de la période mouvementée de la Guerre d’Indépendance Grecque. Le roman aurait été supposément basé sur l’histoire de vie réelle d’un commerçant grec à Londres, Loukas Ziphos, même si le débat académique sur ce sujet est encore ouvert (Smith 2007) ; en tout cas, Loukis Laras a introduit une perspective originale quant à la Guerre d’Indépendance, celle du protagoniste non-héroïque ou même de l’anti-héro qui survit à travers maintes turbulences et malheurs historiques, par la voie de la persistance, du commerce et de la prudence, plutôt que de la bravoure ou du soulèvement (Smith 2007).

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Dimitrios Vikelas, circa 1894-1896 (Source: Wikimedia Commons)

Pour Marie-Élisabeth Mitsou (2015), l’auteur a pu conférer au négociant grec du 19ème siècle « une forte dimension symbolique », tandis qu’Ariadni Moutafidou (2008) note la primauté de l’individualisme et de l’esprit entrepreneurial dont Loukis Laras fait preuve ; Mitsou reprend les arguments de Panayotis Moullas (1974), selon lequel Loukis Laras a eu une fonction particulière, en signalant la fin de la période de mobilisation idéologique révolutionnaire et romantique de la Guerre d’Indépendance, et en introduisant une vision démystifiée qui correspondait aussi à l’expérience et aux besoins des grecs diasporiques qui avaient grandi dans des environnements urbains et bourgeois. Comme suggéré entre autres par Artemis Leontis, la Révolution prend des allures presque traumatiques dans l’œuvre de Vikelas (1997).

Plus généralement, l’œuvre et la vision de Vikelas semblaient encapsuler des contradictions entre des groupes sociaux (bourgeoisie/établissement étatique et militaire, Grecs de Grèce/ Grecs diasporiques en Europe et dans l’Empire Ottoman), mais en même temps elles reflétaient d’une manière clairvoyante les basculements historiques et les changements sociaux qui survenaient à l’époque sur le plan mondial : il s’agissait notamment du dépérissement du commerce traditionnel fragmenté et du passage aux économies d’échelle et la concentration des activités commerciales autour de grands conglomérats commerciaux-banquiers (Moutafidou 2008). Dans ce nouveau contexte, le volontarisme et expansionnisme grec d’antan semblait déplacé et l’économisme prudent de Vikelas résumait succinctement les préoccupations développementales et commerciales de l’époque (Moutafidou 2008, voir aussi Tziovas 2003).

Activité publique et retour en Grèce

La troisième phase de l’activité de Dimitrios Vikelas selon Apostolos Sachinis (1989) se situe entre 1896-1908 et coïncide avec son implication de plus en plus affirmée dans les affaires publiques grecques ainsi qu’avec son relocalisation à Athènes, suivant aussi la mort de sa femme Kalliope (Smith 2007). À noter que Vikelas avait été aussi impliqué quelques années auparavant dans l’organisation des premiers Jeux Olympiques modernes de 1896 à Athènes durant la période 1894-1896, en tant que premier président du Comité Olympique International. Suivant le déroulement des Jeux, il quittera le Comité à cause de son désaccord avec le Baron Pierre de Coubertin sur la question de l’organisation permanente des Jeux en Grèce (Vikelas était en faveur de l’idée).

Albert Meyer 4 Olympia 1896
Membres du Comité Olympique de 1896, Dimitrios Vikelas assis au centre. Photographie par Alfred Meyer, 1896 (Source: Wikimedia Commons)

Dès les premiers mois de son installation à Athènes, il sera personnellement confronté à un vrai dilemme politique, notamment sa participation à la Société secrète nationaliste Ethniki Etaireia ; celle-ci en grande partie a mobilisé la société grecque en faveur de la désastreuse guerre contre l’Empire Ottoman de 1897. Suivant l’encouragement de son cousin Pavlos Melas, Vikelas s’est initialement inscrit dans la société mais s’est vite distancié, prônant une approche économiste et conservatrice (Moutafidou 2008). Vikelas préférera se dédier aux activités bénévoles, en détenant entre autres la présidence de la Croix Rouge Grecque et surtout en fondant la Société pour la Distribution de Livres Utiles, qui avait pour but la publication et la vente de livres destinés aux couches populaires. Sa conviction que l’éducation se trouvait à la base du progrès social sous-tendait ces efforts.

« Patriotisme » et « conscience de soi »

Il est à noter que durant cette dernière phase Dimitrios Vikelas écrira l’œuvre autobiographique Ma Vie qui sera publiée après sa mort et qui dévoile, à l’instar de Loukis Laras, deux préoccupations majeures : le « patriotisme » et la prise en « conscience de soi » (Smith 2007).

Concernant le premier, il s’agit d’un patriotisme équivalent au progrès social, ce qui différencie Vikelas d’autres intellectuels diasporiques contemporains qui, bien que placés dans le champ démoticiste, prônaient des visions rétrogrades ou organicistes de la communauté nationale et de l’organisation sociétale (Tziovas 2016). En effet, Vikelas suivit plutôt une voie équilibrée et modérée quant à la question linguistique grecque, s’intéressant plutôt à des questions telles que le développement touristique de la Grèce (Smith 2007) ou l’image de la Grèce au sein de l’opinion publique de pays tels que la France ou la Grande Bretagne (par exemple, Smith 2007).

La deuxième grande préoccupation de Vikelas fut la découverte de soi, une démarche qui n’a cessé de traverser ses écrits depuis ses journaux d’adolescence et sa riche correspondance personnelle avec sa famille, en aboutissant à son œuvre autobiographique finale Ma Vie. C’est dans cette dernière qu’il fera état de son ambigüité existentielle, en tant « qu’homme d’affaires imparfait et homme de lettres imparfait ». Cette ambigüité a même été mise en avant par ses critiques, comme par exemple par son cousin, le démoticiste Jean Psichari, qui l’a accusé publiquement d’être un intellectuel indécis et tardif (Smith 2007). 

Il faut également souligner que Dimitrios Vikelas a légué par son testament sa vaste collection d’ouvrages à la municipalité d’Heraklion, qui l’abrite jusqu’aujourd’hui dans sa bibliothèque, nommée Vikelaia en honneur de celui-ci.

Dimitris Gkintidis | Grecehebdo.gr

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D.G.