GrèceHebdo* a rencontré Ilias Poulos, photographe et plasticien qui partage sa vie entre la Grèce et la France, et dont le livre « Mémoires en exil » (édition gréco-française, 2009) a servi de source d’inspiration pour le spectacle présenté début 2018 à Athènes et en France sous le titre : « Guerre des paysages : la guerre civile grecque au théâtre » (metteur en scène : Irène Bonnaud).  
 
Le livre d’Ilias Poulos « Mémoires en exil » (partie de parti de la trilogie: « Anthropogéographie- Mémoires en exil- Mnémosyné ») est composé d’entretiens et de portraits avec des combattants de la gauche appartenant a l’Armée Démocratique et transportés à Tachkent, Ouzbékistan, après la fin de la guerre civile, en octobre 1949. En octobre 2008, Ilias Poulos s’est rendu à Tachkent, en Ouzbékistan pour photographier et interviewer les derniers survivants des 12.000 combattants de gauche ramenés vers l’Ouzbékistan soviétique. Le travail de Poulos offre au regard les portraits de ces réfugiés politiques et leurs souvenirs les plus prégnants qui remontent a cette période houleuse. A travers ces images-fragments photographiques, le livre fait apparaître une psycho-géographie où se mêlent la petite et la grande Histoire, la vie privée et la vie politique.
 
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Les réfugiés politiques de Tachkent
 
Après la fin de la Seconde guerre mondiale, la Grèce est le seul pays européen déchiré par la guerre civile (1946-1949). Suite à sa fin, en octobre 1949, plusieurs milliers de combattants de l’Armée démocratique de Grèce ont été transportés, cachés dans les cales de cinq cargos soviétiques, du port albanais de Durres aux rives orientales de la Mer Noire, pour être ensuite installés à Tachkent.  
 
Les réfugiés et déportés de la guerre civile grecque étaient des partisans et des sympathisants du parti communiste grec ayant fui le royaume hellène après leur défaite en 1949. Les grecs d’Union soviétique ont commencé à rentrer en Grèce dans les années quatre-vingt et leur retour s’est accéléré après 1990 et la dissolution de l’Union soviétique. Mais un petit nombre de ces réfugiés, dépourvus de la nationalité grecque, est resté à Tachkent, sans le droit du retour. Une cinquantaine parmi eux ont été interviewés en 2008 par Ilias Poulos, lui-même né à Tachkent dans les années 50.
 
Refugies Grecs a Taschkent 1950 to vima
Réfugiés grecs à Tachkent, 1950 (source: To Vima).
 
 
Ilias Poulos: “Pour moi, Tachkent est le paradis de mon enfance”
 
Né à Tachkent, de réfugiés politiques, Ilias Poulos a fait des études des Beaux-Arts et de la musique classique à Athènes. Depuis 1986, il vit et travaille à Paris, où il a également étudié les arts martiaux et la médecine chinoise. Ses peintures, installations et photos ont été exposées à Paris, Athènes, Bruxelles, Budapest, Tachkent, Plovdiv, Harare, Thessalonique, Marseille, Bordeaux, Réthymnon, Corfou, Cadillac, Douarnenez et dans plusieurs autres villes en France et à l’étranger.
 
Votre livre “Tachkent – Mémoires en exil” composé d’entretiens avec des combattants de l’Armée Démocratique transportés à Tachkent, Ouzbékistan est une psycho-géographie à travers des voix et visages « coupés ». Pourquoi ce choix de portraits décomposés ? 
 
Ce livre fait parti d’une trilogie: « Anthropogéographie- Mémoires en exil- Mnémosyné ». J’ai traité les portraits de ces personnes en adoptant la manière dont procède la mémoire humaine, collective ou personnelle: par fragments.  Dans ce sens on pourrait parler de psycho-géographie dans la mesure où ces images fragmentaires sont porteuses à la fois de l’histoire intime des sujets représentés et de l’Histoire du pays et du temps où ces personnes ont vécu. 
 
Pourriez-vous nous parler de votre rapport personnel avec Tachkent ? 
 
A mon avis on peut avoir une, deux ou plusieures patries dans la mesure où c’est quelque chose qu’on apprend à aimer, une construction rationnelle. A l’opposé chacun ne peut qu’avoir un seul lieu auquel il a un rapport très archaïque et très profond, un lieu que j’appellerais “matrie”, “mitrida” en grec. Pour moi Tachkent est le paradis de mon enfance. 
      
Pour ce qui est des faits historiques, il existe toujours un décalage entre l’histoire officielle et les petites histoires personnelles. Comment peut une personne qui a vécu des événements très chargés au niveau collectif trouver sa propre place dans l’histoire, concilier la vie privée et la vie politique, l’intime et le collectif ? 
 
Le décalage est inévitable car l’Histoire est une abstraction. Par conséquent elle ne peut jamais coïncider avec les histoires vécues des individus qui n’arrêtent de se remodeler en fonction du contexte. Les protagonistes des périodes historiques tumultueuses sont à la fois sujets de leur propre destin qu’ils se représentent dans leurs propres narrations et objets d’étude des chercheurs qui veulent fixer le passé selon les sources qu’ils ont à leur disposition dans une forme définie. L’Histoire n’existe qu’en tant que texte à partir du moment où elle est écrite.
 
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La guerre civile grecque et ce qu’on appelle «les événements de Tachkent » suscitent encore aujourd’hui des « guerres de mémoire » en Grèce. Pourquoi croyez-vous que ces événements ont laissé leurs traces sur le pays ?
 
La guerre civile ne peut que susciter des débats pleins de controverses étant donné son impacte traumatique sur notre pays. Les événements de Tachkent n’ont pas la même envergure, ils n’intéressent que la gauche grecque communiste. Or, les deux événements ont laissé respectivement leurs traces par le fait qu’ils ont produit des clivages successifs dans une unité antérieure qui avait permis de faire face au danger- ce qui nous renvoie à un processus de rupture qui a eu des effets néfastes tout en étant éventuellement impossible à éviter.   
 
Est-que le public français s’intéresse aux événements liés à la guerre civile grecque ?
 
Je crois que oui si je tiens compte de l’intérêt qu’il montre pour mes expositions, la pièce de théâtre “Guerre des paysages” qu’Irène Bonnaud vient de monter et tout le matériel qui accompagne ce sujet- livres et autres  sources comme photos, musique etc. Or, la guerre civile grecque n’est pas tellement connue et étudiée en France comme p.ex celle d’Espagne.
 
Quels sont actuellement vos projets ?
 
Je continue à travailler sur les notions de mémoire, de souvenir traumatique dans plusieurs groupes sociaux et je continue à m’intéresser à tout ce qui se lie à la question du fragmentaire. En mai 2018, je vais participer à une exposition collective ayant comme titre “Images en Morceaux” qui aura lieu à la Villa Tamaris Centre d’Art à Toulon. La commissaire est Evelyne Artaud.
 
* Entretien accordé à Magdalini Varoucha et Kostas Mavroidis | Grecehebdo.gr
 
Lire plus: G. Lampatos  Des réfugiés politiques grecs à Taschkent (1949-1957) (Kourrier Ekdotiki, Athènes, 2011) [livre en grec], Grecs exilés (1949-1974) [article en grec]
 
 
M.V.
 

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