Gavrilos Lambatos  est un historien principalement centré sur l’aventure de la gauche grecque au cours du XXème siècle. Il a écrit entre autres sur les réfugiés politiques grecs à Tachkent (1949-1957) mais aussi sur les courants trotskystes grecs en conflit avec le Parti Communiste Grec. Il vient de publier un ouvrage intitulé «Parti Communiste Grec (KKE) et pouvoir politique (1940-1944) » (Metaixmio, 2018)

Lampatos a parlé* à GrèceHebdo et à Greek News Agenda  des hauts et des bas d’ un parti politique qui a bouleversé le paysage politique grec au cours des années 1940 et continue à exister en constituant le plus ancien parti politique de la vie politique grecque . KKE fête cette année son centenaire.
 
 
Quelles sont les raisons pour un livre aujourd’hui sur le Parti Communiste de Grèce (KKE) pendant l’occupation (1940-1944) ? Le sujet intéresse-t-il le public ? Les années 1940 ne sont-elles pas une décennie épuisée en termes de recherche historique ?
 
En effet, beaucoup de livres traitant des années ’40 ont été publiés. Ce qui manquait, cependant, était une étude détaillée, spécialisée et  centrée sur la force politique dominante des années 1940, à savoir le KKE, et en ce sens le livre comble ce vide. Ce qui est intéressant, c’est que jusqu’ici, il y a eu une correspondance importante de la part du public.
 
Le KKE est la plus ancien parti politique grec. Il a été formé en 1918 sous le nom du Parti Travailliste Socialiste de Grèce (SEKE). Quelles ont été les conditions économiques et politiques qui ont permis sa  formation  en 1918 ?
 
La création du SEKE est liée à la Première Guerre mondiale et aux efforts du Premier ministre Eleftherios Venizelos pour que la Grèce dispose d’un parti socialiste qui participerait aux conférences internationales. C’est pour cette raison que Venizelos était en faveur de sa création, et donc dans le cadre de la crise économique et sociale et de la radicalisation provoquée par la révolution russe, nous avons aussi la fondation du SEKE; qui, en quelques années seulement, a évolué pour devenir un parti communiste. Bien sûr, ses fondateurs se sont vite retrouvés en dehors des rangs du parti, mais ça, c’est une autre histoire.
 
Idritiko Synedrio SEKE nov1918 peiraias
La remière conférence socialiste, Pirée (4-10 novembre 1918).
 

Quelle était sa composition sociale au moment de sa fondation ?

Les couches sociales étaient des couches ouvrières, représentées soit par certains syndicats du sud de la Grèce, soit principalement par la Fédération des travailleurs socialistes de Thessalonique.         
 

COLLAGE MANIFESTES SALONIQUELe Statut fondateur de la Fédération socialiste ouvrière de Salonique (à gauche) et un manifeste de la Fédération (à droite). La Fédération est le prédécesseur du Parti Travailliste Socialiste de Grèce (SEKE).

Alors, en ce qui concerne le rôle du KKE dans la Résistance nationale et encore plus généralement, quels ont été les facteurs qui ont conduit à l’élargissement de son influence politique dans les années de guerre ? 

Au cours de l’Occupation, l’ancien ordre politique s’est complètement effondré. Les partis étaient mal à l’aise, énervés et incapables de gérer la réalité de l’Occupation et les nouveaux besoins de la population orientés principalement vers l’assurance de  la survie. Le Parti communiste, avec d’autres petits partis de gauche, a formé le Front de libération nationale (EAM), qui, répondant aux besoins des populations dans les centres urbains, ainsi qu’  au vide de pouvoir qui existait dans les régions montagneuses de la Grèce, a rapidement évolué en une énorme force politique. Comme on l’affirme souvent en politique, quand vous avez un tremblement de terre tectonique, de nouveaux sujets politiques sont créés.
 
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A gauche: Une combattante d’ELAS. A droite:  le commandant militaire d’ELAS Stefanos Sarafis et le capitaine Aris Velouchiotis, Ioannina, Décembre 1944. Photos: Kostas Balafas
 
Et ensuite ? Comment a-t-il perdu si rapidement son influence politique, après les événements de décembre 1944 (Dekemvriana) ? Et quels étaient, d’une manière générale, les facteurs qui ont conduit à la guerre civile ?
 
Les événements de décembre l’ont mis en conflit avec certains groupes sociaux avec lesquels il avait collaboré pendant les années de l’Occupation. L’usage quotidien de la violence et les tensions dans la quotidienneté de l’après guerre  l’ont éloigné  des populations urbaines, tandis qu’une partie de la population rurale a manifesté une hostilité ouverte à son égard suite à la défaite de l’ELAS (l’Armée populaire de libération grecque, aile militaire de l’EAM) dans les événements de décembre. Ces groupes n’avaient pas indiqué leur position politique dans le passé, mais ils ont observé des développements politiques afin de s’identifier à ceux qui prévaudraient militairement. Quant à la guerre civile un an plus tard, il y a plusieurs facteurs externes et internes qui ont conduit jusque-là. Il y a un débat historiographique en cours concernant l’existence d’une dynamique sociale menant inévitablement à la guerre civile (1946-1949) alors que d’autres affirment que la guerre  si celle-ci  était liée à des choix politiques. Après tout, c’était un choix politique de la direction du KKE de tenter une prise de pouvoir armée. Le fait que la Grèce partageait des frontières avec les pays socialistes à ce moment-là était une motivation supplémentaire.
En ce qui concerne les conflits, les Première et Seconde Guerres mondiales en Grèce ont duré beaucoup plus longtemps: la Première Guerre mondiale s’est essentiellement déroulée de 1912 à 1923, tandis que la Seconde Guerre mondiale de 1940 à 1949, lorsque la guerre civile a pris fin. Comment pouvez-vous expliquer ça ?
 
C’est un trait fondamental de l’histoire grecque dans le siècle des extrémités de la Première Guerre mondiale et le schisme qu’elle a infligé à la société grecque a été accompagné par la guerre d’Asie Mineure, c’est-à-dire le conflit avec la Turquie. Et cela s’est terminé par un désastre: ce n’était pas simplement une fin, c’était un désastre. Il fallait recommencer depuis le début. La même chose s’appliquait à la Seconde Guerre mondiale, tandis que les désaccords et les antagonismes qui existaient à la fois pendant l’entre-deux-guerres et pendant l’Occupation devenaient beaucoup plus étendus que dans d’autres pays, et c’est pourquoi le conflit a duré jusqu’en 1949. C’est un trait fondamental de l’histoire grecque.
 
Mais comment explique-t-on cela ? Pourrait-il être expliqué en termes sociaux ?
 
Cela pourrait être expliqué de plusieurs façons. Il y a des facteurs sociaux, politiques et culturels qui jouent tous leur  propre rôle. Il y a beaucoup de politologues, d’historiens qui traitent de la question et qui ont écrit des ouvrages remarquables sur le sujet.
 

Nikos Zachariadis Nikos Zachariadis 1903 1973 the General Secretary of the Communist Party of Greece KKE from 1931 to 1956Nikos Zachariadis (1903-1973), le Secrétaire général du Parti communiste de Grèce (KKE) de 1931 à 1956.

Êtes-vous d’accord avec ce qu’a dit Mark Mazower, que les événements historiques en Grèce prédisent les développements politiques en Europe ?
 
Mazower l’a dit sur la base de l’expérience de la Guerre d’Indépendance grecque (1821-1829), qu’il voit comme un événement européen; c’est-à-dire que la révolution grecque de 1821 est l’une des grandes révolutions du XIXe siècle. Dans cet esprit, Mazower – un historien anglais connaissant la langue grecque (chose rare) ainsi que toutes les contradictions de la société grecque – est en mesure de trouver des analogies entre le cas grec et celui d’autres États européens.
 
En ce qui concerne l’évolution de la gauche grecque, croyez-vous qu’il y a un caractère distinctif à propos du KKE ?
 
Quand nous parlons de la gauche grecque, nous entendons en fait plusieurs décennies de son mouvement communiste. Parce que la gauche, du point de vue européen, inclut tous les partis sociaux-démocrates qui n’existaient pas en Grèce jusqu’en 1974, si nous acceptons que le PASOK (Mouvement Socialiste Panhellénique) soit une sorte de parti social-démocrate. Le cours de la gauche communiste grecque est probablement un exemple à éviter dans la mesure où  le choix de la guerre civile faite par Nikos Zachariadis était un exemple à éviter pour les communistes italiens et français. La gauche grecque donc n’est pas un exemple à suivre pour la gauche européenne mais plutôt un exemple à éviter.
 
Cependant, le Parti communiste de Grèce de nos jours conserve une base électorale stable contrairement à d’autres pays. Selon vous, y a-t-il un avenir pour le KKE ?
 
Voici un paradoxe historique: l’ère du communisme a pris fin, de nombreux partis communistes d’Europe de l’Est se sont transformés en partis sociaux-démocrates en suivant une voie solitaire, alors qu’il y a d’autres partis étiquetés comme communistes, par exemple au Portugal. Ces partis communistes cherchent cependant à modifier les corrélations politiques dans le cadre du jeu politique dans leur propre pays. Notre parti communiste fonctionne comme un parti de protestation sociale, c’est pourquoi tous ses enjeux reposent sur un avenir socialiste lointain. Nous verrons quel avenir il y a pour un parti pour lequel il n’y a pas de mouvement international correspondant.
 
Pensez-vous que, comparativement, dans notre pays aujourd’hui, compte tenu peut-être de la crise, il y a un intérêt accru pour l’histoire publique ?
 
Sans aucun doute. Ce qui est intéressant, c’est que les études historiques sur les normes académiques ne circulent pas entre les universitaires mais sont lues par le grand public. C’est une réalité très intéressante; les deux livres du professeur de sciences politiques George Mavrodgordatos, «1915 : le schisme national» (2015) et «Après 1922: la prolongation du schisme» (2017), sont très souvent présentés à la vente par les vendeurs de journaux; et ce sont des études académiques, ce qui signifie qu’il y a un public qui les lit. C’est pourquoi les éditeurs sont intéressés par la publication de telles études historiques.
 
Et selon vous,  à quoiest dû cet intérêt commun aujourd’hui dans la guerre civile et l’occupation ?
 
Il y a un monde qui veut connaître ces événements traumatisants pour la société grecque, apprendre l’histoire de leur père et de leurs grands-parents.
 
Savez-vous quelle est la situation dans d’autres pays ?
 
Je n’ai pas une image complète. En Allemagne, ils parlent évidemment beaucoup de ces choses.
 
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Parlez-nous de Pantelis Voulgaris (cinéaste) et  de son dernier film. Quelle est votre opinion de  “The Last Note” (2017), qui traite de l’exécution de 200 prisonniers communistes dans la dernière année de l’occupation?
 
J’ai vu le film. D’une manière générale, j’ai certaines objections historiques concernant les films de Voulgaris, mais pas dans ce cas. Il est essentiellement basé sur le livre de Themos Kornaros « Le camp de concentration de Chaidari » (2017) (Chaidari est une banlieue d’Athènes où un camp de concentration nazi a fonctionné pendant l’Occupation), c’est ce sur quoi il a travaillé … Un livre qui a été écrit dans le feu de l’action, en 1945; et les gens, les événements et les situations décrits sont factuels. Bien sûr, nous pourrions dire que l’exécution elle-même est encore plus tragique; les prisonniers communistes résistent de toutes les manières possibles pour mourir dignement; ils se sont battus pour cela. Ils négocient la dignité au moment de leur mort et c’est extrêmement intéressant.
 
*Propos recueillis par Costas Mavroidis (Grèce Hebdo), Ioulia Livaditi-Nikolas Nenedakis, (Greek News Agenda/ Rethinking Greece ).
**Traduction de l’anglais: Nicole Stellou
A regarder : Robert Matnthoulis, La Guerre civile grecque (documentaire, 1997) 
Vidéo: les résistants de l’ELAS, en larmes, déposent leurs armes, Varkiza, février 1945
(source : Archives de Parlement grec) 
 
 
M.V.
 

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