« Mataroa, le voyage continue » qui fait son avant première dans le cadre du 21ème festival du documentaire de Thessalonique, jeudi 7 mars 2019,  est un film dédié au navire mythique Mataroa et ses passagers, les jeunes intellectuels grecs qui ont voyagé vers la France en décembre 1945, quelques mois avant l’éclat de la guerre civile grecque (1946-1949), à ’initiative d’ Octave Merlier, Directeur de l’Institut français d’Athènes (IFA), et de son collaborateur, Roger Milliex.

Mataroa, ce navire néo-zélandais, dont le nom signifiait «la femme aux grands yeux» en polynésien, a commencé son voyage le 22 décembre 1945, et au bout de trois mois près de 150 jeunes Grecs, sont arrivés à Paris.

« Mataroa – Le voyage continue » (2019) est un film qui met en lumière cette histoire par les biais de témoignages des derniers survivants (Nelly Andrikopoulou, Emmanuel Kriaras, Manos Zacharias) ainsi qu’à travers les paroles de «  la deuxième génération » (les enfants des passagers tels que Castoriadis, Xenakis, Counentianos, Makris), mais aussi à travers le regard de jeunes artistes et philosophes inspirés par l’idée du Mataroa (la philosophe Servanne Jollivet a assurè les interviews à Paris et mène la recherche avec l’historien Kostis Kornetis), le film vise ainsi à reconstituer l’histoire du Mataroa et la transférer jusqu’ à de nos jours.

GreceHebdo.gr* a interviewé le metteur en scène et producteur du film Andreas Siadimas afin de mieux saisir les intentions derrière cette démarche. Andreas Siadimas vit et travaille à Thessalonique. Il a réalisé des films (principalement des courts métrages et des documentaires) et a participé à des productions pour le cinéma et la télévision en Grèce et à l’étranger.

En 2008, il a reçu le 3ème prix au Festival international du film de Thessalonique (catégorie : cinéma grec) pour  «Rosmarinus Officinalis».

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Le réalisateur Andreas Siadimas (photo par Aris Rammos) et l’affiche du film “Mataroa, le voyage continue”. 

Un documentaire sur le voyage de Mataroa : Tout d’abord, ditez nous dans quel but et comment cette idée est née ? Que vouliez-vous nous raconter aujourd’hui à propos de cet événement historique ?

Les tournages ont débuté il y a 6 ans. Le point de départ était la recherche et les entretiens avec des boursiers encore en vie car il était nécessaire de documenter les expériences personnelles et il s’agissait de personnes d’un âge avancé. Nous avons donc privilégié le contact avec les passagers du bateau. Notre contact avec ces personnages, leur façon de parler de cette époque, ainsi que les ressemblances avec les évolutions de dernières années en Grèce, ont déterminé la structure du film,  comme c’est souvent le cas dans un documentaire. Ma participation dans l’histoire de Mataroa, en tant que réalisateur et producteur, a relevé  mon « Mataroa » personnel dans le sens où je voulais ramener l’histoire à nos jours.  Ma démarche était de comprendre la manière dont Mataroa affecte les générations différentes et comment son histoire devient un concept qui revient, en dehors du contexte historique et la nécessité du voyage à l’époque.

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Dessin avec Cornelius Castoriadis, un des passagers du Mataroa (Source:  “Mataroa, le voyage continue).
 
Un événement “historique” de la Grèce moderne, pour Cornelius Castoriadis, mais aussi un mythe. Pourquoi pensez-vous que le voyage de Mataroa continue de préoccuper les chercheurs et les auteurs/créateurs ?

Comme l’architecte Panagiotis Tournikiotis nous explique dans le film,  le mot Mataroa est devenu un mot marquant, comme c’est le cas dans tous les grands mythes. Par cela on entend un mythe à plusieurs niveaux. Autrement dit, les raisons qui expliquent ce phénomène de mystification sont nombreuses.

Tout d’abord, les passagers de Mataroa étaient actifs dans de nombreux domaines artistiques et scientifiques. Plus précisement, ce sont des gens qui ont fait des ruptures, qui ont inspiré et qui continuent à être source d’inspiration. En effet, on pourrait créer un documentaire pour chacun d’entre eux…

De plus, le voyage lui-même est une réussite et constitue un point de référence pour les relations (culturelles, mais non seulement) entre la Grèce et la France.

Il faut également noter que les personnes qui quittent nombreuses la Grèce pour vivre à l’étranger au fil des dernières années, fabriquent aussi leur propre Mataroa. Pour certains d’entre eux, Mataroa est une source d’inspiration, c’est quelque chose qui leur permet de rester en contact avec la Grèce ou peut être aussi une sorte d’ « alibi  psychologique ».

Pendant les tournages, moi aussi  je me trouvais souvent devant le mythe de Mataroa, qui servait toujours de source d’espoir.

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Le contexte historique du voyage: les événements de Décembre 1944.

On dirait que le film évolue à quatre niveaux: entretiens avec des passagers du Mataroa (Nelly Andrikopoulou, Manos Zacharias, Emmanuel Kriaras), leurs proches (enfants de Cornelius Castoriadis, Iannis Xenakis, Kostas Coulentianos), des chercheurs (Gravani, Zacharopoulos, Moschonas, Embirikos) mais aussi entretiens avec des personnes qui ont abordé le thème en tant que spécialistes ou artistes. Quel est le fil conducteur qui unit toutes ces personnes ?

Effectivement ce sont les histoires des passagers mais aussi les réappropriations actuelles de ce voyage qui rendent Mataroa un événement majeur. De plus, ce qui m’intéressait était la manière dont cette histoire a été réduite au silence par la génération suivante (les enfants des passagers), et comment celle-ci revient aujourd’hui à travers le travail de chercheurs et d’artistes.

Aujourd’hui, la distance qui nous sépare des événements de l’époque permet, pourtant, l’étude d’une période particulièrement troublée, notamment en Grèce, mais aussi dans l’Europe de l’après-guerre.

Dans ce contexte, Mataroa met en lumière des interprétations différentes. Les approches multiples s’expliquent par le grand nombre de personnages impliqués et leurs différents champs d’activité. Tout le monde pourrait trouver quelque chose dans ce voyage à s’identifier avec. Bien sur, pour ce qui me concerne, le récit du Mataroa m’a totalement absorbé. Et bien évidemment, tous les récits multiples, mis ensemble dans le cadre du voyage, font naître quelque chose de nouveau qui ne cesse de s’étendre. Le film, disons, fait partie de ce processus.

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Nelly Andrikopoulou (1921-2014), parmi les passagers du Mataroa,  parle avec l’actrice Elita Kounadi dans le film.

Vous semblez vous intéresser à la dimension personnelle de chacun d’entre nous avec le concept d’exil. Selon la professeure de philosophie Servanne Jollivet (parmi les principaux collaborateurs du film): « Je dirais que c’est plutôt la question de l’exil comme libération qui m’intéresse ». Voulez-vous nous parler de la façon dont vous abordez « l’exil » à travers votre film ?

L’exil des boursiers de Mataroa est souvent enviable. Mais il y avait aussi un côté très difficile : beaucoup d’entre eux ne pouvaient pas  retourner en Grèce même pas pour enterrer leurs proches.

Dans tous les cas, quelle que soit l’expérience de l’exil pour chacun d’entre eux, tous savaient pourquoi ils étaient là et d’une manière ou d’une autre ils ont tous rompu avec des barrières politiques, idéologiques et religieuses, et ont obtenu la liberté de penser, de juger et de créer sans restrictions.

Même si l’expérience en France n’était pas facile, comme eux-mêmes l’affirment dans le film, toutes ces personnes, issues de situations beaucoup plus difficiles, osaient faire des ruptures, voire des conflits.

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Sparta Castoriadis (fille de Cornelius) parle avec Servanne Jollivet dans le film. 

Un des passagers de Mataroa, le metteur en scène Manos Zacharias, affirme: « Si on ne comprend pas ce qu’on entend par occupation en Grèce et événements de Décembre, on ne peut pas non plus comprendre ce que c’est le Mataroa. » Avez-vous le sentiment que le fardeau de l’histoire de la guerre civile grecque était encore présent dans les récits des gens que vous avez rencontré ?

Oui, en effet les événements historiques étaient présents dans une vaste gamme d’expériences de ces personnes, notamment la guerre, la faim, la terreur blanche. Toutefois, le sentiment le plus fort que nos rencontres m’ont laissé est une forte volonté de vie, qui resurgit encore plus puissante dans un  contexte d’expériences traumatisantes.

Dans ce contexte, c’était particulièrement révélateur pour moi le fait que ces passagers âgés nous racontaient les événements d’une époque historique mais en même temps, d’une époque qui correspondait à leur jeunesse. Autrement dit, à travers l’histoire de Mataroa, ceux-ci nous parlaient aussi de leurs amours, leurs rêves, leurs efforts, leurs dilemmes et leurs idéaux.

De plus, l’histoire de la guerre civile grecque était également présente dans l’expression de leurs opinions critiques sur notre époque. Bref, je pense qu’on ne peut pas voir Mataroa en dehors de ce contexte historique.

La plupart des passagers du Mataroa, ont laissé leur empreinte sur la philosophie, l’art, l’architecture, la science, tout en ayant des vécus marquants, des souvenirs traumatisants. Comment est-ce qu’on pourrait résumer ce qu’ils ont pris et ce qu’ils ont laissé en France, et donc en Europe, les passagers de Mataroa ?

Les passagers de Mataroa sont allés en France avec la volonté de réussir. N’ayant rien à perdre, ils ont apporté avec eux la détermination et l’esprit révolutionnaire. Il est essentiel de comprendre que ces gens ont ramené un esprit innovateur dans le pays qui leur a donné l’espace de liberté afin d’y développer leur créativité. De leur côté, ils ont bien exploité les opportunités offertes par ce pays d‘accueil et ils ont offert de retour leurs créativités à la fois en France, au monde occidental et au bloc de l’Est.

* Interview et traduction du grec par Magdalini Varoucha | GreceHebdo.gr

Corraface and Manos Zacharias
Manos Zacharias (1922-) un des passagers du Mataroa, parle avec l’acteur Georges Corraface.
 
INFOS PRATIQUES
Projections : 21ème Festival du Documentaire de Thessalonique (2019): jeudi 7 mars [infos] et dimanche 10 mars [infos]
 
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 Bande annonce

M.V.

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