Nikos Panayotopoulos est sociologue, Professeur au Département de Communication et des Médias de l’Université d’Athènes. Après une formation sociologique et des études doctorales en France, il a conduit des recherches sur le système d’éducation, les inégalités sociales, ainsi que sur la distribution sociale des pratiques artistiques. Il figure en tant qu’un chercheur reconnu internationalement dans le domaine de la sociologie de la reproduction sociale, dans une longue tradition de recherche en provenance de la France et en référence au travail de Pierre Bourdieu.
 
Plus récemment, Nikos Panayotopoulos a porté son attention sur les modes de participation citoyenne et la dissémination sociale du savoir sociologique dans des conditions de crise, en organisant une série d’événements publics dans la station de metro à Syntagma.
 
Grèce Hebdo* s’est entretenu avec lui au sujet de ces initiatives, ainsi que sur les enjeux contemporains dans le champ des sciences sociales.
 
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 Mirrors: Venia Dimitrakopoulou, Photos: Elias Eliadis. Source
 
Suite à vos recherches sur les inégalités sociales et les failles du système économique, vous avez récemment entrepris l’organisation d’«assemblées citoyennes» à Syntagma, ayant comme sujet une nouvelle conceptualisation de la participation citoyenne, la culture et les sciences sociales. Pourriez vous nous détailler le concept de ces assemblées ainsi que partager quelques observations sur leur déroulement ?
 
Les activités que j’ai organisées dans la station de métro à Syntagma font partie d’un effort plus vaste, inauguré depuis des années, dans le but de trouver de nouvelles formes de dissémination et d’usage du savoir sociologique. Cette fois-ci on a choisi l’espace de la station du métro à Syntagma – un espace public central, au symbolisme intense, en tant que lieu de déplacement, de transport, de transition, de passage, ressenti souvent comme un espace vide,  lié au temps perçu comme vide aussi. On a fait ce choix afin de présenter notre vision de la station du métro en tant que lieu de nouvelles formes modernes de l’Agora, en tant qu’espaces où seront remplis les conditions pour que les citoyens-passagers puissent, s’ils le souhaitent, avec la sociologie en aide, apprendre, connaître, s’entretenir, et réfléchir critiquement autour de sujets d’actualité auxquels l’accès n’est pas égal, ce qui ne permet pas à tous les citoyens de former leur opinion qui est une condition nécessaire pour exercer  leurs droits de citoyen. Même si l’intérêt du public fut hésitant au début, il fut émouvant par la suite, en confirmant notre conviction que tout effort de passer la parole à des gens qui sont habituellement exclus du discours public et qui ont rarement accès à l’espace de formation d’une problématique publique, est d’une importance politique majeure. Enfin, ayant accumulé cette expérience réussie, je souhaite qu’il y ait une suite. En tout cas, une demande pour de telles actions existe bel et bien.
 
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 Station de métro Syntagma, Athènes). Source: Wikimedia Commons 

Vous avez récemment proposé, entre autres, une synthèse innovante entre analyse sociale et production artistique, comme par exemple à l’occasion de Documenta 14 en 2017. Bien que cette voie ait pour effet évident un art plus engagé, ne risque-t-elle pas de renforcer les tendances d’esthétisation du discours académique ?

Ce risque certainement existe surtout dans une époque où la “déviation” en tant que règle conformiste est très commune, tant dans l’art que dans les sciences. Toutefois, je considère qu’il est possible de dépasser la contradiction entre le message de la science et la forme servie par l’art dans l’intérêt de ces deux types de production culturelle. La recherche d’une manière de travailler ensemble sur des approches communes pour le présent et l’avenir du monde, pourrait conduire à des approches innovantes et réciproques de la réalité.
 
Toutefois, il y a une chose dont je suis certain: entre les différentes façons dont on dispose pour représenter et parler de la société, les arts et les sciences sociales détiennent une position privilégiée. Les arts sont des miroirs de la réalité, non pas dans le sens d’une reproduction fidèle de ce qui est, mais, au contraire, dans le sens d’une “déformation” stratégique de ce qui est souvent aperçu en tant que “réel”. D’un autre côté, les sciences sociales produisent, d’une manière systématique et ordonnée, des représentations d’un monde social en rupture avec le sens commun, les préjugés et stéréotypes, spontanés la plupart du temps, qui en découlent. Toutes les deux,  les arts et les sciences sociales, me semblent nécessaires, dans des temps de crise, parce qu’ils peuvent offrir des perspectives alternatives, en nous encourageant à regarder sous la surface de ce qui est généralement perçu comme normal et allant de soi. La complexité du monde social aujourd’hui, qui est essentiellement “polyphonique” lui même, a besoin d’une approche analogue, proportionnelle au degré de sa complexité. Il nous faut concentrer tout style et manière de “parler” de la société contemporaine pour atteindre un degré de représentation symbolique et de réflexion critique qui nous permettra de devenir efficaces.
 
2017 06 07 Documenta 14 Ausstellung by Olaf Kosinsky wikicommons
Documenta 14, “Ausstellung” par Olaf Kosinsky. Source: Wikicommons 
 
Vous figurez parmi les chercheurs spécialisés qui ont approfondi des concepts sociologiques développés initialement par Pierre Bourdieu, tels que capital symbolique ou culturel, habitus, et champ social. Dans quelle mesure estimez vous que les développements sociaux des dernières années, notamment la crise économique, ont rendu d’actualité ces concepts, mais aussi ont éventuellement mis en relief des limites dans leur usage ?
 
Ces concepts font de nos jours partie de l’héritage sociologique universel et je m’en sers moi même en tant que tels, car ils constituent des outils absolument indispensables (entre autres) pour penser scientifiquement au monde social. Pour en rester au cas de la Grèce, ces outils nous aident d’une manière efficace à comprendre que la “Grande Crise” en Grèce consiste d’une crise de reproduction tant du système de reproduction des groupes sociaux divers que du système des mécanismes de reproduction, et aboutit à une crise du mode de reproduction dominant de la société grecque. Par exemple, comme j’ai essayé de montrer dans le livre que j’ai publié récemment avec Franz Schultheis ayant pour titre L’économie de la misère, le décalage entre stratégies de reproduction et mécanismes de reproduction, constitue finalement une expression du décalage entre structures cognitives et structures objectives, ce qui rend l’espace grec social non viable pour un grand nombre de groupes sociaux.
 
À l’aide de ces outils nous avons démontré qu’on doit prendre en compte la dialectique des prédispositions et des circonstances qui régit tout agent social individuel pour comprendre que, dans une situation sociale, comme celle qui caractérise aujourd’hui la société grecque – c’est à dire, où la communication des formes de conscience qui tend à causer la crise ne présuppose pas une communauté d’inconscients – l’hystérésis des systèmes de dispositions des agents sociaux constitue sans doute une des causes de la différence temporelle entre les circonstances et les prédispositions qui rendent impossible d’évaluer les conditions de crise selon des catégories de perception et de pensée autres que celles du passé. L’émergence continue et différenciée, selon les groupes sociaux et classes, du sentiment d’incapacité de compréhension, action et pensée dans le présent, d’évaluation du présent et du futur démontre le fonctionnement décalé des prédispositions des agents sociaux et la non adaptation objective des pratiques d’un ensemble d’agents sociaux, autant qu’elles se trouvent ajustées à des conditions qui ne sont plus en vigueur. Et c’est exactement ce fait qui constitue la cause des tendances de non-adaptation, de révolte ainsi que de résignation qui sont observées.
 
Dans un tel contexte social, ces outils nous ont permis de montrer, comme on l’a entrepris, que la vision économique du monde de l’économie qui est imposée en Grèce en tant que manière unique de traitement de la crise économique – et qui ne connaît que les “réactions”rationnelles d’un agent social abstrait et interchangeable dans les différentes occasions que lui offrent les “réformes” que cette vision promeut et cherche à imposer – ignore ou/et veut ignorer qu’il transforme non seulement “la loi propre à l’économie en principe normatif universel de la pratique économique adéquate”, mais aussi une vision économique spécifique, produit d’un monde social et économique, comme mesure imposée de référence et de comparaison du monde entier. À travers les différentes formes de relations entre les prédispositions et les conditions que nous avons étudiées, nous avons entrepris de confirmer, par exemple, que les démunis du point de vue économique et culturel, quand situés dans la condition particulière de laquelle ils sont issus et quand ils sont rendus incapables de s’adapter aux demandes générales mais aussi spécifiques de ce nouveau monde économique qui leur est proposé et imposé à travers ces réformes, ils sont conduits graduellement à accepter les sanctions négatives qui résultent de ce manque d’adaptation, c’est à dire à cause de leur position sociale et économique défavorable. Et je n’ai pas l’habitude de parler de ces concepts en soi parce que de ce fait je contribue à la reproduction d’une pose scholastique dans le monde de la science que je considère catastrophique pour son développement. Pierre Bourdieu lui-même nous incitait à penser tant avec lui que contre lui, mais ceci devrait être fait dans le contexte d’une pratique sociologique théoriquement fondée et empiriquement confirmée.
 
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 Mirrors: Venia Dimitrakopoulou, Photos: Elias Eliadis. Source
 
Maints discours critiques à l’encontre du “néolibéralisme” notent le besoin de préserver l’autonomie du système d’éducation ou de la production artistique. En quel sens ces univers particuliers devraient être mis en priorité ?
 
Il n’est pas exagéré aujourd’hui de suggérer que la culture est en péril face à la domination de l’argent, du commerce et de l’esprit mercantiliste dans ses différentes versions. Les microcosmes de la science, de la littérature, de l’art risquent de voir leur oeuvre réduit en un simple produit ou marchandise, du fait que les conditions sociales et économiques sous lesquelles elles se développent sont profondément influencées par la logique du profit. Je ne pense pas qu’il y ait quelqu’un qui veuille vraiment ça. Nous avons le devoir de faire tout ce qu’on peut d’une façon organisée, coordonnée, et non seulement au niveau national, pour défendre l’autonomie de ces systèmes, leur singularité et, par conséquent, défendre les valeurs les plus universelles de toutes, comme disait Bourdieu.
 
 
Quels sont selon vous les enjeux principaux de la recherche sociale en Grèce et en Europe aujourd’hui ?
 
Ceux-ci sont liés à ce que je viens de vous dire, c’est à dire la défense de son autonomie. Aujourd’hui, on assiste à des tentatives de contrôle des orientations fondamentales de cette recherche sociale, surtout à travers des contraintes qui sont imposées sur leur mode de production mais aussi sur les modes d’évaluation de leur production, ce qui constitue aujourd’hui la grande menace pour le futur de la science sociale. Quelqu’un pourrait dire que ça a été toujours le cas, et ceci serait en partie correct. Toutefois, les efforts de limiter l’autonomie de la recherche sociale prennent des nouvelles formes et sont caractérisées par une intensité spéciale.D’une manière sténographique, je dirais que le futur d’une pensée des relations, qui est organisée autour des relations de domination matérielles, symboliques et institutionnalisées, une pensée qui présuppose l’historisation des modes par lesquels sont construits corporellement et cognitivement les agents sociaux, les différentes sphères de pratiques sociales et les modes de savoir du monde, est en danger grave aujourd’hui et je considère que la défense de son autonomie, la défense des acquis de la culture sociologique scientifique et de leur mode de production constitue en elle même aujourd’hui un acte politique de première importance.
 
*Propos recueillis et traduits du grec par Dimitris Gkintidis | GreceHebdo.gr
 
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Musée d’Acropole, 2009, Wikimedia Commons. 

M.V.

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