Le sociologue Nikos Mouzelis, professeur émérite au London School of Economics, a accordé un entretien à Efimerida ton Syntakton et Vassilis Kalamaras à l’occasion de la parution de son dernier livre “Regards sur le Futur: Capitalisme, Social-Démocratie, État-Social”(2018, en grec) aux Éditions Alexandreia. Nikos Mouzelis parle de l’avenir du capitalisme, ainsi que du rôle de l’Allemagne et de la France dans le projet européen. GrèceHebdo* reproduit une partie de l’entretien en français.

Au cours de la présentation de votre dernier livre vous avez affirmé que, même si vous n’êtes pas futurologue, le capitalisme tardera à s’effondrer. Sur quels indices appuyez-vous votre prévision?

Après la crise économique de 2007/8 quelques penseurs de Gauche bien connus ont prédit que de graves crises s’ensuivraient, ainsi que l’effondrement du mode de production capitaliste dans le futur proche. Je crois que le capitalisme, même s’il n’est pas voué à l’éternité, ne s’effondrera pas à court/moyen terme.

Et ceci parce qu’après la fin de l’Union Soviétique le système mondial néolibéral est dominé par trois sous-systèmes capitalistes: le sous-système néolibéral, avec représentant principal les USA, le sous-système capitaliste autoritaire de la Chine et le sous-système semi-social-démocrate de l’UE. Ce dernier, malgré l’austérité budgétaire imposée par l’Allemagne, reste social-démocrate, dans la mesure où son État social est le plus avancé au monde, tandis que les droits des citoyens et les droits culturels survivent. Dans ce contexte, le système capitaliste mondial restera avec nous pour longtemps, du fait que ceux qui contrôlent les moyens de production mais aussi les moyens de domination sont beaucoup plus puissants que les forces (mouvements sociaux, syndicats, mobilisations sociales, etc.) qui veulent le renverser.

silhouettes people worker dusk 40723
Photographie par Pixabay, Source: Pexels.com

En ce qui concerne le capitalisme social-démocrate, comme celui-ci a fonctionné dans les pays Nordiques, on observe une progression impressionnante de l’Extrême Droite et une chute des partis social-démocrates. Sur quelles raisons fondez-vous votre optimisme quant au renouveau de la social-démocratie?

La social-démocratie, telle qu’elle s’est développée durant son “âge d’or” (1945-1975) dans l’Europe du Nord-Ouest, a réussi pour la première fois dans l’histoire de la modernité à humaniser à un certain degré le capitalisme. L’appareil étatique a achevé une baisse des inégalités et la création d’un État social développé.

On observe, en d’autres mots, la diffusion des droits civils, des droits des citoyens, et des droits sociaux, vers la base de la pyramide sociale. Ensuite pourtant, l’ouverture des marchés mondiaux, surtout dans les années 1980, a réduit l’autonomie de l’État-Nation, du fait que l’État n’était plus capable de contrôler le capital multinational dans la limite de ses frontières nationales. Chaque contrôle étatique rigoureux conduisait à une fuite de capitaux vers des pays où les conditions étaient plus favorables aux investisseurs.

On observe, alors, un intense déséquilibre de force entre capital et travail. Dans ce contexte, et étant donnée la fin du modèle d’industrialisation fordiste qui a rétrécit la base électorale principale de la social-démocratie, c’est à dire le prolétariat industriel, les partis social-démocrates ont été obligés de devenir multi-inclusifs et de converger avec les valeurs et les pratiques du néolibéralisme. Pour certains analystes ceci était nécessaire pour la survie de la social-démocratie. Pour d’autres, ceci constituait une trahison.

Néanmoins, je crois en un renouveau possible de la social-démocratie par la voie d’une alliance avec des forces politiques qui s’opposent au néolibéralisme et à l’ethnopopulisme – du fait que les inégalités causées par le premier nourrissent directement le deuxième. Des forces telles que la Gauche radicale, les partis écologiques, politiquement libéraux et d’autres partis situés au centre du spectre politique peuvent constituer un rempart sérieux conte les deux atrocités de la mondialisation contemporaine.

Notre pays a complété dix années sous un régime de tutelle et de mémoranda, avec comme acteur dominant l’Allemagne. À quel degré continue-t-elle à détenir un rôle dominant?

La dominance de l’Allemagne continue effectivement à être étouffante. Ceci parce qu’en ce moment le reste des pays de l’UE ne sont pas prêts pour la consolidation d’une fédération supranationale. Bien sûr, l’Allemagne et la France sont d’accord sur une unification européenne, mais chacune a une vision unificatrice très différente.

La stratégie Merkeliénne vise à une unification pas à pas en conservant le status quo existant, c’est à dire, à une situation où les pays économiquement puissants et surtout l’Allemagne continueront d’accumuler des surplus énormes, tandis que la périphérie amassera des déficits. Ceci signifie un transfert de ressources systématique des économies du Sud, moins compétitives, vers celles du Nord.

Malgré cette situation négative, on ne voit pas d’efforts sérieux pour la mise en place de mécanismes redistributifs. L’aide attribuée aux pays les plus pauvres est minime par rapport aux ressources dirigées vers les plus riches.

De l’autre côté, la stratégie Macronienne est différente. Malgré la politique néolibérale qu’il poursuit sur le niveau national, le président français a pour but la création d’une fédération européenne basée non seulement sur la compétition, mais aussi sur la solidarité.

Il met l’accent par exemple sur la nécessité de création de mécanismes redistributifs sérieux qui combleront le fossé entre Nord et Sud. Bien sûr, étant données les difficultés économiques dans son pays, Macron ne peut pas imposer son propre programme. L’Allemagne alors probablement imposera son plan, qui pourrait conduire à la dissolution de l’UE.

Ceci n’est ni dans l’intérêt de la France, mais aussi ni de l’Allemagne. La seule façon pour amoindrir le déséquilibre entre les deux acteurs dominants de la sphère européenne est une alliance de la France avec les pays sud-européens, du fait que leurs intérêts convergent. Toutefois, pour le moment, ceci ne semble pas se matérialiser.

41162008910 04be1e2f70 b
Photographie par David Holt, Source: Flickr.com (Détail)

Le Brexit est dorénavant une réalité. Est ce que vous pensez qu’il existe un danger de dissolution pour l’UE?

Je pense que le Brexit ne crée pas un danger de dissolution possible pour l’UE. C’est plutôt le contraire. Pour un nombre de raisons, il se pourrait qu’il renforce sa cohésion. L’Angleterre voulait toujours un grand marché, rien de plus. Elle créait constamment des obstacles à tous ceux qui visaient à une unification politique et sociale, tandis qu’elle demandait constamment sa participation à la carte. De plus, elle ne voulait pas que la bureaucratie de Bruxelles se mêle de ses affaires intérieures.

Le Brexit a déjà créé des problèmes sérieux en Angleterre, comme la fuite de compagnies vers l’Europe. Il n’y a pas de doute que le pays sera déclassé, du moins sur le niveau économique. À moyen terme, l’Angleterre deviendra une économie de deuxième/troisième catégorie. Tout ça amène les eurosceptiques à considérer les conséquences d’une sortie de l’UE. En fin de compte, le Brexit n’est pas dans l’intérêt de l’Angleterre, mais favorise sans doute la cohésion de l’UE.

 * Traduit du grec par Dimitris Gkintidis

Lire aussi sur GrèceHebdo:

D.G.

 

TAGS: économie | Europe | politique