Michael Herzfeld est une des figures emblématiques de la discipline de l’anthropologie sociale ; une grande partie de son travail a porté sur les constructions identitaires en Grèce, alors que plus récemment il a effectué des recherches ethnographiques en Italie et en Thaïlande.

Il est professeur (Ernest E. Monrad Research Professor of the Social Sciences) au Département d’Anthropologie de l’Université Harvard ; il détient aussi les titres de Professeur Invité en Études Critiques de Patrimoine à l’IIAS de l’Université de Leiden, Titulaire du Prix Chang Jiang et Professeur Invité à l’Université d’Études Internationales de Shanghai, Honorary Fellow à la Faculté des Humanités de l’Université de Melbourne, ainsi que des affiliations académiques à l’Université Thammasat de Bangkok et l’Université de Rome-I (“La Sapienza”). Avant d’occuper son poste actuel à Harvard, il a enseigné à Vassar College et l’Université d’Indiana. Il a aussi occupé des postes sur invitation et détenu des affiliations à l’Université de Manchester, l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris, l’Université de Padoue, l’Université de Shandong (Jinan, Chine), l’Université Chinoise de Hong-Kong, et l’Université de Paris-X (Nanterre), et il a enseigné dans un grand nombre d’institutions à travers le monde. Il est docteur honoris causa de l’Université Libre de Bruxelles, l’Université de Macédoine (Thessaloniki) et l’Université de Crète.

Michael Herzfeld (avec l’aimable autorisation de Wankun Ser)

Outre ses nombreux articles et critiques de livres, il est l’auteur des monographies suivantes : Ours Once More: Folklore, Ideology, and the Making of Modern Greece (1982), The Poetics of Manhood: Contest and Identity in a Cretan Mountain Village (1985), Anthropology through the Looking-Glass: Critical Ethnography in the Margins of Europe (1987), A Place in History: Social and Monumental Time in a Cretan Town (1991), The Social Production of Indifference: The Symbolic Roots of Western Bureaucracy (1992), Cultural Intimacy: Social Poetics in the Nation-State (1997), Portrait of a Greek Imagination: An Ethnographic Biography of Andreas Nenedakis (1997), Anthropology: Theoretical Practice in Culture and Society (2001), The Body Impolitic: Artisans and Artifice in the Global Hierarchy of Value (2004), and Evicted from Eternity: The Restructuring of Modern Rome (2009). Son livre le plus récent est Siege of the Spirits: Community and Polity in Bangkok (2016). Plusieurs de ses livres ont été publiés ou sont en cours de publication dans différentes langues (et, entre autres, en grec bien sûr). Il a aussi réalisé et produit Monti Moments: Men’s Memories in the Heart of Rome (2007) et Roman Restaurant Rhythms (2011).

Greek News Agenda* a eu l’occasion de s’entretenir avec le Professeur Herzfeld sur les thèmes majeurs de sa recherche en Grèce, ainsi que sur les aspects plus généraux de son travail et de son analyse.

Votre recherche sur la Grèce moderne a mis en relief la condition particulière dans laquelle semble se trouver l’État grec depuis sa création au 19ème siècle : un état d’ambigüité culturelle, en parallèle à une adhérence ostentatoire aux préceptes idéologiques occidentaux. Dans quelle mesure considérez-vous cette ambivalence encore d’actualité aujourd’hui ?

Je pense que la meilleure façon de répondre est par la voie du langage. Aujourd’hui, presque personne ne parle la katharevousa ou ne l’utilise systématiquement par écrit, mais elle est toujours présente, comme écho omniprésent et souvent ironique qui peut être utilisée pour prétendre à l’autorité, exprimer des propos pompeux ou simplement répondre à des critères d’élégance et d’équilibre dans une phrase. Elle devient aussi beaucoup plus manifeste dans des situations officielles – comme par exemple dans le cas des documents juridiques ou bureaucratiques. Ainsi, même si cette langue néoclassique artificielle n’est plus la langue officielle du pays ou un mode de communication habituel, toutefois elle réapparait constamment, mettant au défi nos sensibilités historiques et notre sens de bienséance linguistique. On pourrait dire la même chose sur les doubles modalités de la grécité qui ont vu le jour avec l’Indépendance et sur lesquelles se fondent la plupart des débats subséquents, au moins jusqu’en 1974 et la chute de la junte militaire – il s’agit de la tension entre les modèles hellénique et roméique. Certainement, le second terme est de moins en moins répandu explicitement, mais la notion de grécité que la plupart des gens semblent adopter, plus ou moins inconsciemment la plupart du temps, est le modèle roméique ; le modèle hellénique antiquisant d’inspiration occidentale reste dans une certaine mesure en tension avec cette version « culturellement intime » de la grécité  et des éléments qui ont persisté depuis l’antiquité, peut-être avec des formes, des définitions, et des champs d’application géographiques très différents par rapport à ce que les ultraconservateurs d’avant 1974, par exemple, auraient jamais constaté ou admis. Au moment où la Grèce s’adapte à son nouveau rôle exemplaire d’une véritable démocratie fonctionnelle (dans un monde de plus en plus enclin à l’autoritarisme), et sans qu’on nie ses défauts que beaucoup de Grecs admettent eux-mêmes, ces derniers semblent de plus en plus à l’aise avec un passé qui ne se limite pas aux casques et au courage qu’on trouve dans les récits de l’antiquité – et qui même acceptent des valeurs et des pratiques innovatrices que certains Européens Occidentaux réprouveraient. Les Grecs d’aujourd’hui affirment leur dignité collective et individuelle à travers des nouvelles formes d’inclusion et de solidarité qui leur permettent aussi d’assumer des traits culturels qui reflètent leur « altérité » non-occidentale. Je pense que cette interprétation plus décontractée de leur identité va de pair avec le renforcement des institutions démocratiques – surtout l’alternance décisive entre partis politiques franchement différents sur le plan idéologique, quelque chose que beaucoup de pays occidentaux peinent à réussir à un degré comparable – et le dépérissement progressif d’un nationalisme strident qui dans le passé a mis le pays dans l’embarras et l’a rendu vulnérable à des pressions géopolitiques exercées par ses soi-disant alliés et protecteurs.

Certains pensent que la distinction entre Hellène et Romios n’est plus tellement intéressante, mais je pense qu’ils passent à côté de l’essentiel – ils ne parviennent pas à voir l’impact encore déterminant de ce qui constituait le thème principal de mon premier livre, Ours Once More (qui, à propos, est en cours de republication dans une édition augmentée et actualisée par Berghahn, ce que j’espère contribuera à une discussion plus éclairée sur ces sujets).

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« Le rituel religieux perpétue une forte tradition de symbolisme byzantin, comme dans le cas de l’attirail d’un baptisme en Crète »
 (Photographie et légende avec l’aimable autorisation de Michael Herzfeld)

Votre travail a introduit le terme « crypto-colonialisme » (une condition d’indépendance nominale combinée avec subjugation géopolitique) concernant l’histoire grecque. Pourriez-vous expliquer la pertinence contemporaine du terme ainsi que les différences qualitatives entre le cas grec et autres histoires nationales du type « crypto-colonial » ?

La Grèce aujourd’hui cesse d’être un pays crypto-colonial pour toutes les raisons que j’ai déjà évoquées. Mais ceci ne veut pas dire qu’il n’est pas important de penser pourquoi il y a eu tant de réactions à ce terme dans certains cercles – des réactions qui, comme la fureur jadis causée par Black Athena de Martin Bernal, en disent beaucoup sur les points de vue qui les sous-tendent. Par exemple, j’ai été accusé d’ « orientaliser » la Grèce parce que j’avais été frappé par des occasions où une « Identité Européenne » était réclamée en tant que source de fierté culturelle. En fait, je ne niais pas cette identité – les gens ont le droit de s’identifier à ce qu’ils veulent – mais l’accusation d’orientalisme est, ironiquement, preuve d’une réticence orientaliste de la part de certains conservateurs grecs d’accepter l’idée même que, concernant l’histoire de sa politique culturelle, la Grèce peut-être comparée à des pays d’Asie tels que le Népal, l’Iran, et, surtout, la Thaïlande. Pourquoi ça les dérange tellement ? Est-ce qu’ils adoptent l’idée de « protéger le mode de vie européen », pour reprendre les mots d’une initiative récente de l’UE ? Qu’est-ce qu’ils comprennent par cela ? C’est la liberté de reconnaître, d’apprécier, et de discuter les prêts culturels d’une pléthore de sources, et d’apercevoir l’influence grecque autre part en même temps, qui, selon mon raisonnement, représente la nouvelle vitalité du pays. Et dans ce contexte, on peut vraiment discuter ce que le terme heuristique et descriptif « crypto-colonialisme » apporte de plus. Par exemple, il y a de clairs parallèles entre les trajectoires de la junte grecque de 1967 et du régime Thaïlandais d’aujourd’hui ; il y a aussi d’importantes différences. Et c’est ce jeu de similarités et de différences, et non pas une quelconque supposition de similitude absolue qui rend la comparaison culturelle intéressante et utile. Je n’ai jamais suggéré que tous ceux qu’on pourrait mettre sous cette catégorie constituent la même chose. Ceci serait contre-productif. Mais je pense qu’il est utile de sortir en dehors des cases habituelles – par exemple, celle de « culture méditerranéenne » (qui, à propos, est un terme tout aussi contesté, et je fus un des critiques les plus actifs de ce concept au début de ma carrière, comme peut-être vous le connaissez). Je ne prétendrais pas ignorer les points de vue qui sous-tendent les objections soulevées à l’encontre du concept de crypto-colonialisme. Au contraire, il serait fallacieux de voir ces objections découplées d’idéologies politiques. Ce qui est, au fait, absolument légitime pour ceux qui se sentent de cette manière. Mais je pense que ceci est une attitude rétrograde et réactive, une attitude défensive qui me fait penser qu’en effet ces gens savent parfaitement de quoi je parle mais considèrent ce savoir part de leur « intimité culturelle » – ça veut dire, quelque chose qui ne peut pas être partagé avec des critiques étrangers désagréables. Ou, d’ailleurs, même pas avec ceux qui ont de bonnes intentions. Le refus absolu de certains commentateurs d’envisager même une comparaison avec la Thaïlande, par exemple – surtout étant donné qu’il est bien documenté que les étudiants Thaïlandais de l’Université de Thammasat en 1973 avaient inspiré les étudiants révolutionnaires de l’École Polytechnique d’Athènes – parle de lui-même ; et ceci n’est pas une attitude saine pour des gens affirmant être des démocrates. S’ils croyaient vraiment en la démocratie, ils seraient au moins prêts à discuter ce sujet, et ne le rejetteraient pas sur-le-champ.

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« Des cabanes de bergers, construites en pierres sèches sur les montagnes crétoises, conservent style et technique depuis plusieurs siècles »
(Photographie et légende avec l’aimable autorisation de Michael Herzfeld)

Vos écrits sur la crise économique européenne ont souligné l’importance de questions telles que l’ « agression culturelle » et l’ « humiliation ». Suggérez-vous que, afin de saisir les conflits politiques contemporains (tant internationaux que domestiques), nous devrions prêter plus d’attention sur les conflits et les gestes symboliques ?

Écoutez, les symboles sont aussi matériels que les chars de combat ou les armes à feux et peuvent même causer des dommages comparables. Nous devrions alors reconnaître que la Grèce a subi une grave humiliation par ses soi-disant amis, notamment l’UE. Ceci est à propos un autre point de comparaison avec la Thaïlande, un pays qui a souffert de nombreuses pertes territoriales à cause des  machinations des grands pouvoirs au 19ème siècle ; de même, ses soi-disant amis ont été tellement soucieux de repousser le spectre du communisme qu’ils ont eu peu de respect pour sa souveraineté nationale. Cela devrait sembler très familier aux Grecs !

Mais pour revenir à votre question : pourquoi devrions-nous séparer le symbolique du matériel ? En tant qu’anthropologue, je me sens obligé du point de vue intellectuel et éthique de réfuter la reproduction de distinctions cartésiennes (surtout aussi parce qu’elles sous-tendent une division discriminatoire entre « indigènes » fatalistes et « Européens » proactifs). L’histoire des marbres d’Elgin est un exemple parfait de quelque chose qui est à la fois matériel (les marbres sont très solides je suppose !) et symbolique (et de plus à mon avis elle symbolise l’humiliation que la Grèce a subi par les Britanniques). Nous pouvons accepter que Lord Elgin les ait peut-être sauvés de la destruction, et nous pouvons discuter sur les droits et les torts quant à leur localisation au Musée Britannique. Mais évitons de recycler l’argument britannique qu’en les donnant à la Grèce – en fait je préfère ce terme à celui de « les restituer », étant donné qu’ils constituaient des possessions de responsables ottomans indifférents au moment où ils ont été retirés – établirait un précédent dangereux. Le rapatriement est une pratique muséologique de plus en plus répandue ces jours-ci (dans ce cas les États-Unis représentent un bon exemple, même si il a des défauts). Ce qui importe alors est de reconnaître que tout ça ne consiste pas tellement à donner une possession matérielle, mais plutôt à remédier à une injustice symbolique grave et de longue durée. Et l’attitude britannique qui présentait les Grecs comme incapables de s’occuper des marbres est injurieuse, fausse, et franchement constitue un précédent également dangereux qui n’aurait jamais dû être établi !

Votre travail ethnographique plus récent en Italie et en Thaïlande vous permet d’avancer des observations comparatives avec la Grèce. En ce qui concerne le tourisme et la conservation du patrimoine – des traits communs dans tous les trois pays – pourrait-on dire que leur prépondérance a défini une perception de soi particulière pour ces sociétés, ainsi qu’une position spécifique dans ce que vous désignez « l’hiérarchie de valeur globale » ?

La dépendance du tourisme crée des motivations pour diverses manipulations de la culture et elle a souvent comme conséquence de renforcer à la fois la réalité et l’impression que tous les trois pays, et beaucoup d’autres, ne sont pas seulement des états-clients mais aussi des pays lourdement dépendants du tourisme pour leur survie économique. L’Italie, qui réclame aussi une identité en tant que pouvoir économique à part entière, affiche une longue tradition d’offre de services à des visiteurs à cause de la centralité du pèlerinage dans son histoire culturelle ; la Thaïlande et la Grèce apparaissent comme des arrivées plus récentes et ne peuvent pas prétendre à une longue et glorieuse histoire de provision de services à des visiteurs religieux internationaux même si tous les deux ont surement des sites et des formes de pèlerinage importants. Un effet du tourisme alors consiste à renforcer une hiérarchie déjà établie et en grande partie imposée par les pouvoirs occidentaux coloniaux. Au même moment, le tourisme fournit aussi un soutien économique à des gens qui autrement se trouveraient en situation précaire. Prenez le cas de Rethimno par exemple où, comme vous le savez, j’ai effectué une recherche extensive. Quand j’ai travaillé là-bas pour la première fois, les habitants semblaient n’avoir que peu ou même pas d’intérêt du tout pour le caractère historique de leur environnement bâti. Comme j’ai documenté, le tourisme a changé tout ça, mais il semble aussi que Rethimno a traversé la crise beaucoup mieux que le reste du pays, y compris Athènes. De l’autre côté, courir derrière l’argent des touristes peut parfois produire des formes de comportement servile qui renforcent, de nouveau, le sentiment que ces gens sont dépendants des miettes qui tombent de la table des riches, et les habitants regrettent l’impact de la commercialisation sur les valeurs sociales du passé – une forme de nostalgie qui peut être idéalisante mais en même temps reconnaît le vrai changement culturel.

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« En partageant les modes de vie locaux, les anthropologues souvent assistent à des actes de commensalité généreuse »
(Photographie et légende avec l’aimable autorisation de Michael Herzfeld)

Cependant, ceci n‘est pas toujours le cas quant aux perceptions locales, surtout du fait qu’offrir de l’hospitalité peut symboliquement renverser une relation de dépendance. Étant donnée la représentation du tourisme en tant qu’ « industrie de l’hospitalité » – une expression révélatrice qui fusionne une valeur morale avec une valeur commerciale ! – on peut présumer, et en effet il pourrait y avoir des indications empiriques pour appuyer cette idée, que les habitants finissent par se sentir supérieurs par rapport aux touristes qu’ils nourrissent, qu’ils mettent chez eux, qu’ils guident à travers des sites touristiques. À noter qu’habituellement il ne plaît pas aux Grecs d’être subordonnés aux autres; des anthropologues ont depuis longtemps noté la condition fréquemment mal ressentie d’être « un employé », et le mot grec pour ce terme signifie littéralement « être placé sous des autres » (υπάλληλος). En Italie il y a une tradition beaucoup plus ancienne de tirer fierté d’actes de service. Et en Thaïlande toute manifestation d’humilité personnelle correspond parfaitement bien avec les concepts Buddhistes de négation de soi – très différentes par rapport à l’estime de soi, l’eghoismos, que des observateurs, en commençant par mon propre professeur John Campbell, ont vu en tant que partie intégrante du système de valeurs grec. Ces caractéristiques locales produisent alors des différentes valorisations de la condition de « destination touristique », et, par conséquent, différents effets sur les expériences des visiteurs et un ajustement distinct de chaque pays par rapport à l’hiérarchie globale de la valeur. En même temps, la propagation globale du néolibéralisme semble atténuer ces contrastes.

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 « Rôles genrés, interaction sociale, et religion : des hommes crétois rôtissent de la viande pour fêter un baptisme »
(Photographie et légende avec l’aimable autorisation de Michael Herzfeld)

Dans quelle mesure, suggérez-vous, l’anthropologie sociale et la méthode ethnographique sont pertinentes dans le monde académique aujourd’hui ? Quels défis entrevoyez-vous pour la recherche anthropologique dans le futur proche ?

Je suis très content que vous m’ayez posé cette question ! Pour moi, l’anthropologie est la discipline la plus capable d’offrir des ripostes détaillées et solides aux maux du racisme et de l’intolérance. Il s’agit aussi d’une discipline qui a pratiqué la réflexivité – la connaissance de soi – dans une manière qui, si généralisée sur le plan de la politique et de la gouvernance, pourrait assurément améliorer notre monde. Je compte promouvoir cette idée dans mes prochains écrits. De plus, du fait que les anthropologues passent beaucoup de temps sur le terrain, ils vivent des situations qui contredisent les grandes généralisations que nous proposent d’autres sciences sociales et des bureaucrates. Les anthropologues sont alors en position de parler vrai au pouvoir – chose que je pense ils devraient faire de plus en plus énergiquement et plus souvent. Cela dit, je pense aussi qu’ils devraient faire attention à ne pas abandonner l’écriture académique et la recherche ethnographique à long terme. Ces deux constituent la base et la source de leur légitimité ainsi que de leur savoir critique. S’ils manquent de garantir ces activités et leurs critères rigoureux – excellente maîtrise des langues de terrain, adaptabilité dans une vaste gamme de situations culturelles, une peau dure, un sens de l’humour aiguisé, et une immense curiosité pour ce miracle qu’est la diversité humaine – ils céderont aux prophéties auto-réalisatrices qui nous sont servies de plus en plus souvent sous la forme de forfaits d’audit. Pour être plus clair, ces derniers incluent des notions absurdes telles que « facteur d’impact » et ce concept mal-défini mais omniprésent nommé « excellence ». Ceci pourrait nous aider à résister (ou au moins examiner de manière critique) ces généralisations et prédictions que les anthropologues savent bien par leur expérience pratique n’existent pas dans la vie réelle, mais peuvent bel et bien être constituées en tant que simulacres de vérité par une gestion cynique des médias.

Les anthropologues aujourd’hui sont beaucoup plus aventureux quand on en vient à leur choix de terrain de recherche. J’avais l’habitude de penser qu’une bonne définition du pouvoir consistait à la capacité de tenir les anthropologues en dehors ! Et peut-être ceci est encore vrai dans une certaine mesure. Mais nous avons pu étudier des élites, des familles puissantes, des gouvernements, des agences de planification… toutes sortes de sites de véritable pouvoir social. Ceci constitue alors un vrai changement radical pour la discipline, un changement qui a des conséquences importantes pour le rôle que nous pouvons jouer dans le monde. Une dimension de ce changement consiste en l’émergence de solides recherches sur des soi-disant sociétés « occidentales » ainsi que sur des sites technologiques et scientifiques de production du savoir. Je trouve ces développements très fascinants, et je pense qu’ils donneront une plus grande envergure à l’influence des anthropologues dans le monde – qui ne peut qu’être bénéfique, et je dis cela non seulement en tant qu’anthropologue.

J’aimerais conclure avec une remarque sur la manière dont les anthropologues réfléchissent sur leur travail (ou, peut être, pour être honnête, sur la manière dont je pense qu’ils devraient y réfléchir !). On est une discipline empirique. Comme vous le savez, empeiria en grec ancien signifiait expérience ; -ismos, ou « -ism » en anglais et « -isme » en français, signifient l’imitation de quelque chose. Le travail que nous faisons alors est empirique ; il est basé sur l’expérience dans la vie réelle et dans des vrais lieux (ceci, je suggère, me rend de fait un véritable réaliste, quelqu’un qui essaye de modéliser et comprendre une réalité qui n’est connaissable en fin de compte que d’une manière imparfaite). Je pense alors que nous sommes dans une position avantageuse pour fournir une critique académique de certaines politiques économiques, culturelles et sociales qui sont imposées sur des populations entières. Et le fait qu’on est une discipline académique constitue un avantage, car la liberté académique est un bien précieux qui garantit que nous ne sommes pas obligés d’accepter des tentatives quelconques qui ont pour but de nous imposer des mots ou des idées. Même si certains anthropologues travaillent bel et bien pour des gouvernements, des ONG, et d’autres institutions, et le travail qu’ils font là-bas est souvent particulièrement efficace, le fait que leur discipline est implantée dans le monde universitaire leur donne droit, mandat, mais aussi responsabilité d’identifier directement la falsification du véritable savoir – sans nier les doutes nécessairement inhérents au savoir – qui traverse trop souvent le monde dans lequel nous vivons. La constatation que nos savoirs sont imparfaits et provisoires constitue en elle-même un aspect important du processus du savoir.

*Propos recueillis par Dimitris Gkintidis. Traduction de l’anglais en français par Dimitris Gkintidis|Grecehebdo.gr

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D.G.

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