LES BÉATS ou LES SAINTS DE LA NON-CONFORMITÉ

Shadrak, Méshak et Abdel-Négo prirent la parole et dirent au roi Nabuchodonosor : «…sache bien, ô roi, que nous n’allons pas servir tes dieux ni adorer la statue d’or que tu as dressée. Alors Nabuchodonosor fut rempli de fureur… et il ordonna à des hommes vigoureux de son armée de ligoter Shadrak, Méshak et Abdel-Négo pour les jeter dans la fournaise de feu ardent… Et tous trois furent jetés dans la fournaise… Et la flamme s’élevait à quarante-neuf coudées au-dessus de la fournaise ; elle se déploya et brûla ceux des Chaldéens qu’elle trouva autour de la fournaise. Mais l’Ange du Seigneur descendit dans la fournaise avec Azarya et ses compagnons, et il rejeta la flamme du feu hors de la fournaise… il y eut comme un vent de rosée rafraîchissant, le feu ne les toucha pas… alors tous trois, d’une seule voix, se mirent à chanter, à célébrer Dieu dans la fournaise…
Livre de Daniel
Azarya, Hananya et Mishaël, Kerouac, Ginsberg et Corso ainsi qu’avant eux le grand flambeau André Breton et sa pléiade, et encore plus avant le cygne de Montevideo Isidore Ducasse, Arthur Rimbaud, Raymond Roussel, Alfred Jarry et quelques autres, comme Henri Michaux et avec eux les représentants d’autres nations, étoiles étincelantes, comme
William Blake
et Shelley
et Poe et Herman Melville
et David Thoreau
et Henry Miller
et ce grand fleuve ce chêne royal de Walt Whitman
et Hegel
et Kierkegaard
et Léon Tolstoï, tout un monde, soleil hardi, père des dieux et des hommes
et Sigmund Freud
et Anghelos Sikelianos
et Aristarque des voluptés et Constantin Cavàfis
et Marx
et Lénine
et Kropotkine
et Bakounine
et Böhme
et Nietzsche
et Victor Hugo
et Mahomet
et Jésus Christ
et aussi voilà quelques années Essenine, Maïakovski, Blok (et je pourrais en ajouter d’autres) comme les jeunes hommes dans la fournaise — chacun dans sa propre langue — même si tous n’étaient pas d’accord entre eux, tous dans la fournaise chantaient et chantent aujourd’hui encore des paroles qui traduites — par d’autres que les rationalistes — ont au fond le même sens, identiques, de même que les feux semblables — du moins ceux de même combustible —, où qu’ils brûlent, donnent une flamme inchangée.
 
Et les jeunes hommes continuent jour et nuit (les fervents, les brûlants d’entre vous, se penchant dans leur âme, les entendront), les saints jeunes hommes continuent de chanter.
 
Et tandis que les flammes du brasier, tourbillonnantes autour de leurs corps (ô Jeanne d’Arc ! ô Athanàssis Diàkos !) éclairent de rouges reflets les bâtiments de Babylone, ceux de jadis et d’aujourd’hui et les figures des Nabuchodonosor, voilà que de l’asphalte sale des avenues (lâchez tout, partez sur les routes) et des ombres de ruelles obscures, des entrailles de la terre et du tréfonds de l’âme, des jacinthes et des jasmins des jardins et du fond des récipients où sont les malodorantes ordures (lâchez tout, partez sur les routes), des cris de délices de ceux qui s’unissent et des soupirs de volupté des onanistes, des cris inarticulés des fous et des gémissements des pesants chagrins, comme une lave chaude, ou comme la trompette d’un perpétuel Avènement, mais surtout comme du sperme, du sperme qui jaillit joyeux et impétueux, ils se dressent et rejoignent le ciel (Alléluia ! Alléluia !) les yeux tournés vers les hauteurs, sans brûlure et sans l’usure du temps, béats et prophétiques dans les siècles des siècles (Alléluia ! Alléluia !), érotiques, élancés, barbichus, maintenant et toujours (Alléluia ! Alléluia !) escortés par les anges, maintenant et toujours, et c’est la venue et la nécessité (Alléluia ! Alléluia !), la venue et la nécessité de nouveaux Paradis qu’ils chantent !
 
[Écrit à Glyfàda le jour le plus chaud de l’été, 17.8.1963]
 
Traduction: Michel Volkovitch
Photo: Andreas Embirikos, Jack Kerouak, Allen Ginsberg, Piotr Kropotkin
 
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