Antigone Vlavianou est Docteur ès Lettres en Littérature Générale et Comparée de l’Université Paris III (Sorbonne Nouvelle) et Professeure Associée à l’Université Hellénique Ouverte(Histoire de la Littérature Européenne), où elle dirige la Section des Études Européennes et codirige les Études de 3ème cycle d’Écriture Créative. De 1996 à 2004, elle a enseigné la Littérature Néohellénique et Comparée au Centre de Formation Ouverte et à Distance de l’Université de Bourgogne à Dijon.

L’ensemble de ses publications et de ses recherches se concentre sur la Littérature comparée, l’espace urbain dans le texte littéraire, la forme courte de la nouvelle et les avatars de l’écriture autobiographique. Elle a publié quatre ouvrages individuels, dirigé sept ex-voto de revues littéraires en Grèce et en France, et a participé à de nombreux ouvrages collectifs. Elle est secrétaire générale du Conseil d’administration de la Société Grecque de Littérature Générale et Comparée. En 2017 elle a été nommée Chevalier dans l’Ordre des Palmes Académiques par le Ministère de l’Éducation Nationale Française.

Antigone Vlavianou s’est entretenue avec la rubrique Reading Greece de Greek News Agenda* de son dernier livre “Le mo(n)de retrouvé de la littérature” (O ξανακερδισμένος τ(ρ)όπος της λογοτεχνίας), notant que «ce sont les textes littéraires (espaces) eux-mêmes qui favorisent, comme les palimpsestes, les orientations adéquates d’une lecture comparative; et c’est à ces mêmes textes (espaces) que l’on revient, à travers ce mode d’accès retrouvé à l’espace de la littérature ». GreceHebdo publie aujourd’hui la version française de cette interview.

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 Marguerit Yourcenar (1903-1987) et Menis Koumandareas (1931-2014).  

Votre dernier livre, “Le mo(n)de retrouvé de la littérature”, a reçu de bonnes critiques dès sa parution. Parlez-nous un peu de votre livre. Pourquoi ce titre ?

Tout d’abord, mettons de côté la lettre « n » entre parenthèses, pour nous focaliser sur le mot mode (tropos) qui concerne, bien entendu, la pluralité des modes d’accès comparatistes au texte littéraire. Le monde (topos) littéraire peut en effet être approché selon une pluralité de perspectives, en fonction de la méthode comparative projetée et mise en œuvre par chaque lecture comparée. 

Ceci dit, comme je le note dans la préface de mon livre, indépendamment de l’optique comparatiste adoptée pour chaque cas – qu’elle soit historique, thématique, narratologique, esthétique, psychanalytique ou philosophique – ce sont les textes (topoi) littéraires eux-mêmes, en tant que palimpsestes, qui font émaner les tropismes adéquats d’une lecture comparée, et c’est à ces mêmes textes (topoi) que revient ce mode retrouvé d’accès au monde de la littérature, au terme d’un périple explorant convergences, divergences et parallélismes successifs, par-delà les frontières spatio-temporelles d’une stricte synchronie ou diachronie.

Justement, dans la Préface de votre livre, vous notez quelque part qu’ « en traversant les frontières, la littérature comparée ne se révèle pas seulement être une discipline de convergences et d’analogies, mais surtout de divergences et de différences, la “différence” étant une “réalité intrinsèque”, constitutive du texte littéraire. » Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Toute étude comparée qui se déploie à l’échelle supranationale présuppose d’une part la notion de l’identité et, d’autre part, celle de la différence. La littérature comparée porte donc en elle-même – ipso facto – une potentialité indéfinie de relations d’identité et d’hétérogénéité, lesquelles sont antithétiques. Plus encore, toute conception de la littérature mondiale, en dépassant les notions de synchronie et de diachronie, aboutit à une « métachronie » qui fait valoir la différence comme seul coefficient valable d’une unité libérée des contraintes de la durée et de la continuité historique. Par conséquent, chaque texte littéraire – conçu à l’échelle mondiale – porte en lui, dans son propre discours, la réalité d’une individualité complexe et énigmatique, qui fait de sa différence une sorte de « réalité intrinsèque » et existentielle.

Sans conteste, il n’y a pas meilleure méthode, pour mettre en valeur la différence constitutive d’un texte littéraire, que l’approche comparative singulière. Cette dernière dégage du texte les éléments hétéronymes qui composent sa différence vis-à-vis d’autres textes littéraires, mais aussi qui entrent en jeu dans sa propre conception. C’est ce que j’ai voulu montrer, par exemple, dans mon étude sur « les notions du Bien et du Mal » chez Naguib Mahfouz et Pier Paolo Pasolini : chez le premier, la différence constitutive de l’œuvre fait du Bien une étape naturelle – inévitablement désirable – du mouvement circulaire du temps, tandis que chez le second, l’existence du Mal devient une étape nécessaire à son existence.

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Yorgos Ioannou (1957-1985) et Marcel Proust (1871-1922).

Les notions de temps, de lieu et de mémoire sont au cœur de votre livre. Comment les définissez-vous ?  

Vous avez absolument raison de signaler l’importance de ces notions. Il suffit de mentionner les titres des deux premiers textes du livre (« Une re-lecture péripatétique de la place Omonia chez Mitsakis, Ioannou et Koumandaréas », «Espaces semi-publics et privés dans la littérature française et grecque […] ») pour s’apercevoir du bien fondé de votre remarque concernant la notion de lieu, qui ne se limite toutefois pas seulement à l’espace urbain. (Quelques exemples rapides : les lieux visités par l’homo viator Hadrien chez Yourcenar, le Combray de Proust, l’île de Corfou de Detzortzis… ils sont autant d’“espaces retrouvés” d’un ultimum refugium in perpetuum, tout comme les longues marches en plaine de la vita eremetica de Gustave Roud.) D’autre part, dans la pensée de tout être qui se remémore, la notion de temps se substituant à celle de lieu proche ou lointain (cf. le fameux « trébuchement» de Proust entre les lieux présents et les lieux lointains), je dirais que c’est plutôt la notion de mémoire qui tient un rôle capital dans ce recueil d’essais, à commencer par le dessin magnifique de la couverture du livre, réalisé par le peintre grec Christos Karas, qui porte le titre «Mémoire». Pourtant, de la couverture du livre aux Mémoires d’Hadrien – qui sont étudiées parallèlement à celles de Claudius de Robert Graves – en passant par «la mémoire des choses dans l’œuvre de Georges Perec et de Yiorgos Ioannou à la lumière du regard de Pasolini», il y a toute une gamme d’espèces narratives (du récit autobiographique à l’écriture fragmentaire d’une vérité polyphonique, de la confession épistolaire au discours informe du stream of consciousness) qui transmuent petit à petit l’aventure de l’écriture mémorielle en une sorte de «nostalgie de la vie» (en tant que douloureux sentiment d’exclusion), comme l’aurait dit P. P. Pasolini, voire en expression d’une pulsion de mort.

Qu’il s’agisse d’une mort naturelle ou d’une mort accidentelle, comme celle de Ioannou, d’une mort voulue, comme celle de Gary, ou d’une mort violemment subie, comme celle de Pasolini et de Koumandaréas dans le dernier texte du livre, la notion qui parcourt l’ensemble de ces essais est bel et bien celle du dernier voyage – l’obsession de cette animula vagula blandula (dans les Mémoires d’Hadrien) qui s’obstine ou s’oblige – nolens volens – à «entrer dans la mort les yeux ouverts… ».

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M.Karagatsis (1908-1960) et Georges Perec (1936-1982).

Dans sa critique du livre, Yannis Mouggolias note que sa véritable originalité consiste à analyser les textes, les auteurs, les idées et les représentations à travers le prisme de l’acte comparatif. Quelle est la visée de cette “étude de la littérature en tant que phénomène supranational” ?

Votre référence à la critique de ce spécialiste du cinéma me touche particulièrement. Il a probablement été sensible à la mosaïque des auteurs abordés, grecs comme étrangers, des textes, des lieux, à la multitude d’images et d’idées que peut combiner l’approche comparatiste. Mais à vrai dire, on ne peut pas parler d’originalité pour une approche qui – tout en adoptant une optique singulière pour chaque étude, comme je l’ai dit auparavant – n’innove pas vis-à-vis des recherches comparatistes existantes. S’il y a une “originalité” propre à mon travail, elle consiste plutôt en une sorte de re-lecture opiniâtre et systématique – comme le signale fort bien l’éminente comparatiste Lizy Tsirimokou dans l’introduction du livre. À la manière d’un «kaléidoscope littéraire polychrome», cette démarche ouvre – du moins je l’espère –, de nouvelles pistes de lecture comparatistes, faisant dialoguer entre elles des «âmes sœurs», qui, sans l’avoir jamais calculé ni même pensé, suivent des chemins parallèles. Grâce à cette « seconde vue » sur les auteurs et les textes, mes re-lectures tentent en quelque sorte de leur offrir la perspective d’une seconde vie.

Quels points de jonction entre les écrivains grecs et la littérature mondiale ? À quel moment le local/national s’imbrique-t-il dans l’universel ?

En suivant le principe, déjà évoqué, du mélange créatif des méthodes d’analyse comparée, cette re-lecture des textes ne fait pas valoir seulement leur propre littérarité mais désigne, davantage et surtout, leur possibilité d’émancipation, d’autonomie et de responsabilité vis-à-vis d’un univers littéraire plus vaste, voire mondial. Or, l’étude comparée, par son approche autant analytique que synthétique, dépasse jusqu’à un certain degré l’alternative entre une étude microscopique (qui dissèque les analogies thématiques, morphologiques, narratives et stylistiques entre les œuvres, qu’elles fassent partie d’une même nation ou non) et une étude macroscopique (qui focalise son attention sur des catégories sémantiques dia-topiques et dia-chroniques). Elle s’avère alors capable de restituer l’identité de la création littéraire dans le monde entier : une création libérée de toute entrave spatio-temporelle autant que de tout intérêt politique ou national.

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Nasos Detzortzis (1911-2003) et Romain Gary (1914-1980).

On a fait valoir que les écrivains grecs qui vivent en Grèce ne jouent aucun rôle dans ce qu’on appelle la “République mondiale des Lettres”, compte tenu du fait qu’aucun auteur ou courant littéraire grec n’est inclus dans les études et les recherches sur, par exemple, le romantisme ou l’avant-garde, le féminisme ou le post colonialisme, la ballade ou la nouvelle. Y a-t-il un moyen de relever le défi de l’intégration de la littérature grecque dans le domaine international ?   

Je pense qu’il est très difficile de prendre en compte tous les facteurs – hétérogènes de surcroît – qui définissent la “République mondiale des Lettres” dont vous parlez, la fameuse « Weltliteratur » à laquelle aspirait Gœthe. C’est justement la complexité du phénomène littéraire à l’échelle universelle qui engendre la nécessité d’une optique comparatiste, laquelle s’avère seule capable de dépasser les barrières propres à l’unicité de chaque langue – à un niveau culturel et littéraire – pour légitimer la “différence” comme critère par excellence de l’acceptation de la singularité de l’autre.

Bien entendu, la valeur d’une œuvre se définit par la place qu’elle occupe dans un espace universel, laquelle se définit à son tour par la place que son espace national occupe dans ce même espace universel et, finalement, par la place que chaque œuvre occupe dans son propre espace national. Ceci dit, grâce au verre grossissant de l’approche comparatiste du phénomène littéraire, qui fait de la “différence” l’objet d’étude par excellence de sa problématique et de son interprétation, toute œuvre littéraire – qu’elle provienne d’une “petite” ou d’une “grande” littérature, peu importe – sème par elle-même les graines d’un espoir : celui de ressusciter, par le biais d’une étude comparée, le mo(n)de retrouvé de la littérature. C’est du moins ce que j’ai essayé de montrer dans mon livre.  

* Interview accordéà Athina Rossogolou, Greek News Agenda | Reading Greece (en anglais). Adaptation française: Antigone Vlavianou. 

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 M.V.