GrèceHebdo* a eu l’ occasion  d’interviewer Dominique Wolton, Directeur de recherche au CNRS et directeur de la revue internationale Hermès, venu à Athènes pour donner une conférence sur la communication politique à l’Institut français de Grèce
Depuis 35 ans Dominique Wolton travaille sur la conception de la communication. Les recherches de Dominique Wolton contribuent à valoriser une conception de la communication qui privilégie l’homme et la démocratie plutôt que la technique et l’économie. Au cœur de ses intérêts: les médias; l’espace public et la communication politique; l’information et le journalisme; l’Internet; l’Europe; la diversité culturelle et la mondialisation.
Une question fondamentale traverse ses préoccupations: comment cohabiter pacifiquement avec l’autre, comment se tolérer aujourd’hui si proches grâce à la multitude des techniques, mais toujours aussi éloignés? En repensant les rapports entre l’individu et le collectif, entre le même et le différent, il renouvelle la pensée politique à l’heure de la communication omniprésente.
Dominique Wolton est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages traduits en vingt langues, parmi lesquelles: “Informer n’est pas communiquer”,  “L’Autre Mondialisation”,  “Internet, et après?”, “Penser la communication (traduit en grec aux éditions Savvalas)”, “Naissance de l’Europe démocratique”, “Éloge du grand public” et dernièrement: “La communication, les hommes et la politique”.
 

Le projet européen ne semble pas très fort aujourd’hui. Avec la nation c’est différent, on arrive à investir, mais avec l’Europe ce n’est pas la même chose. À votre avis, pourquoi?

À mon avis pour deux raisons: première raison, c’est qu’on a commencé par l’économie et pas par la culture ou la politique. Aujourd’hui, pour construire l’Europe il faut inverser: remettre la politique au premier, domestiquer la finance et l’économie après. Il faut mettre à côté l’économie et la finance. Pourquoi est-ce qu’on a une réaction si violente sur les réfugiés ? C’est parce que c’est l’économie qui domine. Il n’y a pas de communication politique sur l’Europe, il n’y a pas de chaine d’information sur l’Europe (sauf Euronews), il n’y a pas de projet de communication européen, il n’y a pas de valorisation des institutions, il n’y a aucun symbole politique en dehors du drapeau. Donc, je dirai que les Européens sont suicidaires. Il faut pouvoir discuter nos différences en tant qu’Européens.

Mais pour construire la nation, les Etats étaient d’accord. Est-ce que les Etats sont d’accord pour construire l’Europe?

L’Europe est la plus grande utopie pacifique, démocratique qui n’a jamais existé dans l’histoire de l’humanité. Donc, je ne comprends pas ce masochisme européen; aucun bonheur,aucune joie, aucune fierté sur ce projet. 
Mon hypothèse est que la mondialisation a été trop vite, trop violente, elle a cassé tout,  y compris l’utopie politique de l’Europe. Et comme réaction à la violence de la mondialisation –cela veut dire principalement  le libéralisme économique- tous les thèmes de l’identité nationale sont remontés pour se défendre. Même si on doit garder la nation, on doit faire plus des choses ensemble –communiquer entre nous, voyager, valoriser les choses qu’on a en commun.

Mais on constate que même dans  les pays où il y a des flux migratoires depuis des décennies, comme la France, et même s’il y a des contacts de ce type entre des populations différentes, le racisme persiste. Pourquoi?

La bêtise européenne est que les pays européens n’acceptent pas le multiculturalisme dans leurs identités. À partir du moment où l’Europe refuse d’être multiculturel, elle devient raciste, c’est inévitable, c’est vrai pour la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne. Dès que les réfugiés arrivent, comme le travail de cohabitation a échoué, le racisme resurgit. La France par exemple, n’est pas fière d’être multiculturelle, la Grande-Bretagne est plus ouverte. Conclusion: il y a une espèce de folie d’identité française et quand les réfugiés arrivent, c’est un scandale. La crise des réfugiés c’est un scandale, c’est le plus grand échec européen: renvoyer les réfugiés vers la Turquie – un pays qu’on ne veut pas faire entrer dans l’UE.

On voit d’ailleurs dans les pays de l’Est des forces nationalistes, antieuropéennes. Est-ce que l’élargissement était une erreur?

En ce qui concerne les pays de l’Est: l’Europe a eu le devoir de les faire entrer dans l’UE – comme il faut le faire avec la Turquie, je pense, aussi. C’est normal d’ailleurs qu’on ne soit pas d’accord. Pendant 50 ans de communisme, ces pays étaient seuls, l’Europe de l’Ouest ne s’intéressait pas à eux. De plus, l’Europe de l’Ouest n’a ni d’admiration ni de curiosité pour l’Europe de l’Est.  Même si on n’est pas d’accord, on discute, c’est ça le rôle de l’Europe, le temps passé à discuter n’est jamais du temps perdu.  

Dans vos analyses, vous distinguez la notion de l’information de celle de la communication et vous parlez de l’échec de cohabitation des différentes cultures dans l’époque de la révolution informatique, des réseaux sociaux. Vous appelez cela « le vrai problème politique» du 21e  siècle. Pourquoi ce décalage?

L’information va vite, la communication va toujours lentement. On peut envoyer des milliers d’emails, cela ne sert à rien.  Quand il y a un rendez-vous réel, il faut tout recommencer. Les réseaux sociaux, ce n’est pas du tout un facteur d’accélération de l’intégration européenne. Il s’agit d’une illusion de communication. La communication, c’est la relation, tandis que  l’information c’est uniquement le message. Le projet européen illustre exactement la différence entre l’information et la communication.

À votre avis, la communication passe par quels moyens, comment peut-on mieux communiquer dans l’espace publique?

Au niveau européen, il faut renforcer la communication. Dans cette direction, moi, je crois qu’il faut faire trois choses: renforcer les médias européens, obliger les médias nationaux à s’occuper de l’Europe et accroitre les déplacements physiques.  Aussi, on doit renforcer le Parlement européen. L’Europe c’est un géant économique et politique et c’est un nain de la communication.  Il faut créer des espaces pour en discuter nos différences. Pour mieux se connaître,  il faut passer du temps avec l’autre, il faut se déplacer. Il faut compléter la vitesse de l’Internet par le contact humain. Tout le monde a peur de l’autre, tout le monde est raciste, c’est humain. Donc, il faut du temps pour aller progressivement vers une tolérance.

En Grèce, on a récemment vécu quelque chose d’intéressant. La majorité des mass -médias se sont prononcés au moment du référendum, le 5 juillet, en faveur du «oui» en jouant sur la peur et le corps électoral s’est dit largement «non».  Il parait que les gens ont dit «non» aux mass médias aussi. Vos commentaires.

Toute ma théorie de la communication c’est de dire que le récepteur est intelligent. Moi, je pense qu’il y aura cela de plus en plus dans le monde, il y aura une révolte anti-médias, parce que les médias se sont coupés du peuple, au lieu d’être un contre-pouvoir, ils pensent être un quatrième pouvoir. Ils ne sont pas un pouvoir, ce n’est pas vrai, dans la démocratie il y a trois pouvoirs, pas quatre.

Comment voyez-vous les mass médias par rapport à la montée de l’extrême droite? Peut-on rétablir un lien?

Non, parce que la majorité des médias partout en Europe ne sont pas extrême droite, ils sont plutôt libéraux-élitistes. Ce qu’on peut rapprocher aux médias, c’est qu’ils ont perdu leur neutralité depuis longtemps. Et en plus, au lieu d’essayer d’expliquer l’europhobie, ils l’ont condamné.  Mais expliquer, analyser,  ce n’est pas condamner.

Et croyez-vousqu’il y a aussi une islamophobie en Europe?

Tout d’abord, je ne suis pas d’accord avec l’analyse de Huntington sur un conflit culturel, c’est une vision trop américaine du monde. Par contre, c’est vrai que si on prend l’Europe, il y a  des conflits à la fois entre les chrétiens et le conflit de l’Europe chrétienne contre l’Islam.  Mais ce qu’on oublie est que toute l’histoire de l’Europe, c’est à la fois une histoire chrétienne et une histoire islamique –tous les Balkans par exemple sont liés soit à l’Orthodoxie soit à l’Islam. Et le sud de l’Espagne, ce n’était que l’Islam. Il y a toute une histoire qui n’est pas connue et donc si un jour on veut faire l’Europe, il faudra  revaloriser l’Islam dans l’histoire de l’Andalousie et dans l‘histoire des Balkans. En fait, l’Islam fait partie du patrimoine de l’Europe, ce n’est pas des ennemies. Il faut valoriser cela dans l’histoire enseignée aux écoles et à travers les médias.

Comment voyez–vous les réactions d’une majorité des citoyens  Grecs vis-à-vis les migrants? Comment expliquer cette attitude majoritairement pas raciste?

Moi, je suis étonné! Heureusement qu’on voit cela en Grèce et en Italie –ce sont deux peuples d’immigration, c’est l’histoire de ces peuples qui joue un rôle important. C’est la tragédie de la France, on est un peuple d’immigration, on est resté en France et on a une espèce de supériorité ridicule. Les Britanniques paradoxalement sont plus tolérants.

Une dernière question: Peut-on être optimiste pour la perspective européenne?

Le terrorisme oblige à être optimiste. Pourquoi? Parce ce que les terroristesattaquent l’Europe comme démocratie. Donc, même si les Européens ne se considèrent pas avoir une identité commune, les terroristes y croient. Deuxième raison, la politique européenne est horrible vis-à-vis des réfugiés, c’est une trahison de toutes les valeurs européennes, ou bien l’Europe disparait ou bien l’Europe réagit. Et moi je pense qu’elle va réagir.  

* Entretien accordé à Costas Mavroidis et Magdalini Varoucha

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