Danielle Morichon, née à Limoges (France) en 1962, est professeur de Lettres classiques, titulaire d’un DEA de Grammaire comparée et d’un Master de Traductologie néohellénique. Depuis 2021 elle publie avec Eugenia Marinakou et Thalia Bousiopoulou la revue francophone « Petits Essais-Μικρά Δοκίμια » qui a comme but d’associer librement dans ses pages des domaines et des thèmes d’études sur le monde grec et encourage le genre particulier de l’essai. Danielle Morichon est aussi traductrice et collabore avec des Instituts de recherche et des universités grecques et chypriotes. Elle est membre du comité de publication de la revue Études balkaniques-Cahiers Pierre Belon. Son domaine de recherche est la traduction des textes poétiques. Elle a vécu en Grèce, tout d’abord en Crète (1993-2004), puis à Athènes (2004-2015).

Outre les productions émanant des divers domaines de la recherche en études helléniques, la revue a pour principe de présenter, auprès des textes littéraires traduits et analysés, des œuvres plastiques réalisées par des artistes grecs. Le but est de souligner le processus de l’acte esthétique lorsqu’il prend sa source dans la lecture d’un texte littéraire. Oscillant entre l’essai et la réflexion libre, entre le texte et l’image, « Petits Essais » propose un espace ouvert de communication et de dialogue interlinguistique. La revue publie des projets originaux mais elle édite aussi des textes déjà publiés dans d’autres langues, afin de les rendre accessible en français, particulièrement lorsqu’ils auront été rédigés en grec moderne, afin d’élargir leur public.

Danielle Morichon a parlé à GrèceHebdo* des origines du projet de la revue « Petits Essais » et des transferts culturels ainsi que de la notion de « monde grec » et de l’esthétique élégante de la publication. 

Parlez-nous un peu de la revue « Petits Essais ». Comment est née l’idée de ce projet et pourquoi avez-vous choisi le genre de l’essai, un genre si particulier ?

Ce projet est né peu après mon retour en France fin 2015. La distance pouvait fatalement modifier mes relations amicales et professionnelles, c’est pourquoi je tenais à conserver davantage qu’un lien avec ce que j’avais quitté, je voulais une action. Ensuite, Evgenia Marinakou et moi-même avions depuis longtemps l’idée de publier ensemble, puis Thalia Boussiopoulou s’est intéressée à son tour à cette entreprise. À ce moment-là, le principe de la revue francophone était approprié. D’abord la périodicité annuelle est tout indiquée pour des recherches qui demandent du temps; ensuite, parce que la traduction des textes est le moyen non seulement fondamental, mais naturel, des transferts culturels, et je dirais plus justement, en ce qui nous concerne, des transmissions culturelles; et puis, finalement, on peut espérer qu’une revue imprimée se retrouvera dans une bibliothèque quand tout l’appareil de diffusion électronique se sera effondré. La culture que nous portons n’est pas celle de l’éphémère ni de l’instantané, celle que promeut la production commerciale; seule la durée transforme le passage d’une idée en connaissance, et pour ce faire, son support doit perdurer. Le livre est déjà moins durable que la pierre des anciens, mais l’écrit dévoré, conservé dans le ventre de la machine, a déjà virtuellement disparu. Quant au genre de l’essai, que nous souhaitons encourager, il n’est pas impératif. Jusqu’à présent, on retrouve davantage, je l’avoue, des études plus formelles académiquement parlant. D’ailleurs, nous réfléchissons à d’autres formes de diffusion, particulièrement au principe d’une « revue itinérante », si j’ose dire, mais il ne m’est pas possible de vous en parler davantage à présent.

Quels sont les sujets abordés dans la revue et quel est le processus que vous suivez, afin de les sélectionner ? Y-a-t-il une unité entre les textes, un thème principal dans chaque volume ?

La sélection des articles, qui doivent correspondre aux critères de la recherche scientifique, se fait sur appel, ou bien nous approchons nous-mêmes les auteurs. Nous fournissons également ce que nous appelons un « thème caché », à savoir un motif de référence qui n’est pas explicitement développé dans la revue, car ce que nous publions n’est pas un volume thématique collectif. Le premier objet d’étude était celui de la nature terrestre de la Grèce, puis ce fut la nature maritime, puis vinrent les villes et leurs populations; nous travaillons à présent sur le sujet de la famille. Nous avons pour principe de proposer au début du numéro des textes littéraires traduits et analysés que viennent compléter des études pluridisciplinaires. Nous nous sommes arrêtées finalement à l’idée de présenter un auteur « ancien » et un auteur « récent ». C’est ainsi que l’on trouvera Alexandros Papadiamantis face à Vassilis Ziogas, Emmanouïl Roïdis face à Giannis Efstathiadis. Nous laissons alors aux textes le soin de se répondre ou de se correspondre, confiantes que cela se fera inévitablement puisque chacun d’entre eux éclaire, d’une manière ou d’une autre, un aspect du « monde grec ». Il est ainsi possible de suivre un fil depuis les textes littéraires traduits jusqu’aux études d’histoire de l’art ou de démographie; en revanche, c’est au lecteur de le découvrir.

On lit dans la présentation des « Petits Essais » que la revue a comme but d’associer des domaines et des thèmes d’étude sur le monde grec. D’après vous, qu’est-ce qu’on entend aujourd’hui par les mots « monde grec » en France mais aussi en Grèce ?

Tout d’abord, je ne crois pas que la notion de « monde grec » soit très usitée en Grèce. Elle est d’ailleurs malaisée à traduire, et je pense que la solution la meilleure serait alors « ελληνικός πολιτισμός », avec un zeste de μείζων ελληνισμός que l’on traduit en anglais comme Hellenic World. En Grèce, on a d’autres approches, nationalement centrées ou décentrées, de la civilisation gréco-hellénique dans le temps et dans l’espace. Du côté français, il s’agit manifestement d’une expression empreinte d’humanisme puisqu’elle considère le fait grec comme un tout qui perdure et qui unit des époques et des lieux parfois hétéroclites et hétérogènes. Le « monde grec », à mon sens, c’est cet espace idéel, ensemble de connaissances avérées et de constructions imaginaires, qui se superpose aux réalisations des cultures helléniques ubi, cum et quando elles se sont manifestées. Et ce qui nous intéresse, c’est de donner, dans les quelques dizaines de pages de notre revue, un extrait, presque un précipité, de « monde grec ». Selon nous, c’est seulement ainsi que l’on peut percevoir, de manière éparse mais cohérente, ponctuelle mais variée, des histoires si longues et des concrétisations culturelles si nombreuses, lorsqu’on veut éviter les périlleux récits.

Vous avez présenté la revue au Salon du Livre des Balkans à Paris en décembre dernier ainsi que dans d’autres manifestations en France et en Grèce. Comment est-ce que la revue est accueillie par le public?

La revue est toujours accueillie avec surprise, car elle ne correspond pas précisément à l’idée que l’on se fait d’un véhicule d’études scientifiques. Sa mise en page, le souci d’harmonie de son esthétique, l’alternance des textes et des images, la variété des thèmes, attirent l’attention vers l’objet et rendent son contenu mystérieux. Le Salon du Livre des Balkans à la Bibliothèque de l’INALCO a aussi permis de présenter la revue au cours d’une table ronde organisée par l’éditrice Anne-Laure Brisac, qui est chargée des collections de littérature néohellénique de la BnF. J’ai pu brièvement confronter le traitement de l’histoire nationale tel qu’il transparaît dans l’écriture de deux auteurs traduits dans notre premier numéro, Thanassis Valtinos et Dimitris Petsetidis. C’est la première fois que D. Petsetidis est traduit en français et l’une de ses filles était assise dans l’auditoire, ce qui était une grande joie pour nous. J’ose dire que la revue, ce jour-là, a joué véritablement son rôle dans les transferts culturels. Je dois ajouter que l’année précédente, grâce au Professeur Mary Roussou de l’Université de Chypre, nous avions aussi pu présenter aux lecteurs francophones le poète chypriote Giorgos Kalozoïs; la conséquence est que je suis en train de traduire un florilège de ses poèmes car une maison d’édition française a manifesté de l’intérêt pour son œuvre.

Les textes de la revue sont souvent accompagnés d’illustrations soigneusement sélectionnées. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette dimension artistique de la revue ?

Ces illustrations sont de deux sortes. D’une part, nous demandons à des artistes grecs de lire les textes littéraires que nous traduisons et étudions (nous publions même un appel auprès de l’École des Beaux-Arts d’Athènes afin d’entraîner les jeunes artistes dans notre entreprise), afin qu’ils en restituent à leur gré quelque chose de propre. Il s’agit du principe de l’acte esthétique, qui mêle connaissance et création. Quant aux images qui accompagnent les études, elles sont choisies avec les auteurs; elles jouent certes le rôle de document de preuve, mais nous les choisissons aussi parce qu’elles comportent un aspect esthétique signifiant, celui que lui a conféré, sciemment ou non, l’auteur de la représentation ou du document. En somme, absolument tout est traité comme élément du « monde grec » qui peut, à diverses occasions, s’agréger de multiple manière avec ce qui l’entoure. Parfois, ces images introduisent une mise en abîme dans le même numéro, comme, par exemple, lorsqu’un tableau de Thalia Flora-Karavia accompagnant un article sur Constantinople renvoie dans la revue à un paysage d’Athènes de Stathis Livanis, qui fut son élève, ou bien quand une étude sur Alexandros Papadiamantis fait référence à une figuration de la Vierge étudiée juste après dans un article d’histoire de l’art sur des icônes post-byzantines. En réunissant ainsi en quelques pages les moyens de l’art et de la science, de l’imagination et de la réflexion, les œuvres et les études, nous voulons suggérer leur proximité cognitive et furtivement souffler sur les braises de l’esprit.

*Entretien accordé à Ioulia Elmatzoglou

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