Georges Prévélakis est professeur de géographie politique et culturelle à l’Université Paris I (Panthéon Sorbonne), membre du laboratoire Géographie-cités et membre associé du CERI (Sciences Po). Il a enseigné dans les universités françaises, grecques et américaines depuis 1984. De 2003 à 2005, il était directeur de la Chaire Constantin Karamanlis (The Fletcher School, Tufts University). Entre juin 2013 et juillet 2015, il a été représentant permanent de la Grèce à l’OCDE.

Il est spécialiste de géopolitique européenne et de géopolitique des Balkans et des diasporas. Parmi ses thèmes de recherche, le cloisonnement de l’espace, la territorialité, le rôle de la culture dans l’organisation des espaces réticulaires, la géopolitique de l’Europe,  des Balkans, Géopolitique et des Diasporas, l’aménagement d’Athènes, la géographie humaine de la Grèce. 

Georges Prévélakis est l’auteur de plusieurs articles et ouvrages. Son dernier livre Qui sont les Grecs ? Une identité en crise échappe à une historiographie romantique et indique les ressources de la Grèce face à une Europe en train de redéfinir sa relation avec « les Autres ». Parmi ses ouvrages figurent également: Géopolitique de la Grèce,Les Balkans, cultures et géopolitiques, Les Réseaux des diasporas, ainsi que Athènes, urbanisme, culture et politique.

GrèceHebdo* s’est entretenu avec le professeur Prévélakis sur les dernières mutations de l’identité nationale grecque, sur l’avenir de l’identité européenne ainsi que sur l’image de la capitale grecque de nos jours.

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Qu’est-ce qu’on peut entendre par le terme identité nationale ?

Pour être rigoureux, nous devons limiter l’utilisation du terme d’identité nationale au cadre de la modernité, c’est à dire d’un mode d’organisation géopolitique qui a émergé graduellement en Europe occidentale à partir du XVIIème siècle (1648, traité de Westphalie) pour arriver à sa maturité, avec le nationalisme allemand et la révolution industrielle, au début du XIXème siècle. La Nation (donc l’identité nationale), fait partie, avec l’État et le Territoire, d’une trilogie fondatrice. La convergence, la coïncidence presque de ces trois éléments, constituent le principal atout de ce modèle. C’est pour cette raison que son importation dans d’autres régions du monde ne pouvait que conduire à des nettoyages ethniques. Il fallait que toute la Nation -et rien que la Nation- se trouve dans un Territoire à la fois clairement délimité et parfaitement maîtrisé par un État centralisé et centralisateur.

Limiter l’identité nationale à la modernité ne signifie pas la négation des continuités. L’identité nationale doit beaucoup à l’État moderne et à ses intellectuels « organiques », mais ne peut pas être créée ex nihilo. Ainsi, l’identité nationale grecque, qui apparaît graduellement seulement à partir du XVIIIème siècle, est l’enfant d’une double continuité : une continuité « orientale » à travers l’Église orthodoxe et le rum millet et une continuité « occidentale » à travers la Renaissance et les Lumières. C’est la rencontre de ces deux orbites du patrimoine hellénique qui a provoqué l’apparition de l’identité nationale grecque, cette grande innovation européenne. 

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Quelles sont les mutations les plus importantes que l’identité nationale grecque a subies au cours des dernières décennies ? Quelle est la contribution de la crise à la perception du soi national grec ?

Une identité nationale doit paraître immobile et monolithique. Autrement comment y croire, comment vouloir y sacrifier sa vie ? Il s’agit évidemment d’un leurre, d’une utile illusion. L’identité nationale est multiple et change constamment. Elle s’adapte aux transformations de l’environnement et exprime les tensions et les contradictions au sein de la population qu’elle est censée souder.

Le principal phénomène des dernières décennies en ce qui concerne l’identité nationale grecque est la convergence entre deux versions du nationalisme grec : le nationalisme « nationaliste » (celui qui s’exprimait en Katharevoussa) et le nationalisme « progressiste » (celui qui s’exprimait en Démotique). L’expérience de la dictature a affaibli la première version, sans évidemment l’éliminer complètement. Cela a permis une synthèse, dans laquelle les éléments xénophobes de la tradition communiste (comme l’anti-américanisme) ont pu se combiner avec les tendances anti-occidentales de la tradition nationaliste. Le dépassement du clivage hérité de la guerre civile a conduit ainsi à une stabilité identitaire. Le double sentiment de sécurité (économique et par rapport aux problèmes de défense) suite à l’entrée de la Grèce au système européen (Union européenne et Eurozone) a ajouté par la suite un élément d’autosatisfaction et d’arrogance, en renforçant la fermeture. C’est ainsi que les décennies de la fausse prospérité sont caractérisées par l’immobilisme de l’interrogation identitaire, par la stagnation intellectuelle et artistique.

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La crise économique a montré combien il est dangereux d’abandonner l’effort de faire évoluer les identités. Le choc a révélé les déficits, économiques et non-économiques. Les multiples faces de la crise grecque sont en train de dissiper les effets de l’« anesthésiant européen » des décennies précédentes. Les illusions s’effondrent l’une après l’autre provoquant des réactions de colère et de désespoir. Pourtant, la société grecque dispose des mécanismes de résilience. La résilience sociale a permis d’atténuer la souffrance provoquée par la baisse brutale des revenus. Famille, réseaux d’amis et Église ont soutenu les éléments les plus fragilisés. Maintenant vient l’heure de la résilience politique et idéologique. La multiplication des publications concernant l’histoire de la Grèce, l’écho dans l’opinion publique d’ouvrages et d’articles qui s’interrogent sur l’identité grecque, une plus grande liberté d’expression en ce qui concerne des thèmes considérés tabous auparavant  (comme p.ex. le  passé juif de Salonique) montrent que les forces intellectuelles grecques commencent à se mobiliser pour réinterpréter l’identité nationale ; pour la rendre à nouveau adaptée aux nouveaux défis, internes et externes. Après le grand sommeil des années 1981-2009, la Grèce peut espérer de retrouver sa santé intellectuelle. Pour y réussir, elle doit sortir de l’ambiance actuelle d’autodénigrement et se rendre compte de ses atouts. Le rôle des élites politiques et intellectuelles est essentiel. Pendant les années de crise, consciemment ou non, volontairement ou non, elles ont contribué à la déconstruction. Maintenant vient le temps de la reconstruction. Le livre Qui sont les Grecs ? Une identité en crise (et sa version grecque Qui sommes nous ? Géopolitique de l’identité grecque) est un essai qui présente les atouts d’une tradition hellénique dépassant le cadre stato-national.

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Peut-on imaginer l’identité nationale grecque sans référence à l’héritage de la Grèce antique ?

Non. Pourtant, cet héritage est tellement étendu, prestigieux et multiforme que ses interprétations peuvent varier beaucoup. Ainsi, le rituel orthodoxe et le néoclassicisme sont deux formes de continuité hellénique très différentes, voire contradictoires, qui pourtant ont coexisté dans l’identité nationale. Grâce à cette richesse, l’identité grecque, nationale ou autre, dispose d’une très grande marge de manœuvre qui lui permet de s’adapter à des contextes très différents tout en restant dans la continuité.

Quels sont les atouts de la Grèce dans le monde postmoderne du XXIème siècle ?

La grande diversité d’une identité alimentée de la richesse du patrimoine hellénique. L’identité nationale n’est qu’une parmi ses expressions. Il ne faut pas oublier l’identité diasporique, l’identité locale, l’identité méditerranéenne. Le monde s’éloigne du modèle de la modernité géopolitique, de la trilogie État-Nation-Territoire, pour retrouver des formes anciennes : les identités religieuses, les réseaux, les empires. Les Grecs, obligés pendant deux siècles de s’adapter aux formes rigides de la modernité géopolitique, se trouvent maintenant face à une nouvelle réalité, multipolaire et multi scalaire, qui convient beaucoup plus à leurs héritages. Pour le comprendre il faut cesser de voir le monde grec uniquement à travers l’État et l’identité nationale. Il faut l’envisager comme un réseau à la fois chaotique et articulé, incluant la Grèce, Chypre, la diaspora, la marine marchande, l’Église orthodoxe œcuménique.

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Qu’est-ce qu’Athènes d’aujourd’hui vous raconte en tant que spécialiste de géohistoire et de géopolitique ?

La comparaison du paysage athénien du début des années 1960, moment d’apogée du rêve modernisateur, et d’aujourd’hui permet de mesurer l’ampleur des mutations grecques et régionales.

Pendant un peu moins de deux siècles, Athènes a été le foyer et le symbole de la norme géopolitique occidentale. Cette ville reflétait la cohérence et les certitudes qui entouraient ce modèle. Elle représentait la « modernisation » promue par une élite occidentalisée et arrogante, installée en son sein et l’utilisant comme base d’opérations. Avec la contestation globale de ce cadre, d’abord sur le plan intellectuel et graduellement aussi sur le plan matériel, Athènes perd sa cohérence et son prestige. Ses géosymboles sont attaqués (graffitis sur les monuments néoclassiques emblématiques), son centre est affaibli, ses espaces sont pénétrés par des présences étranges et étrangères. Elle devient une mosaïque hétérogène, sans ordre et sans hiérarchie ; pas même un palimpseste. Elle constitue la métaphore d’un monde qui se décompose, de la « contre-européanisation » de l’Orient. C’est peut-être pour cette raison qu’elle fascine de plus en plus ses visiteurs, attirés par sa décadence.

A votre avis, l’identité européenne a-t-elle un bel avenir ?

L’identité européenne peut avoir un bel avenir sous condition de renouer avec ses racines méditerranéennes dont l’a éloignée l’influence américaine pendant le siècle passé. L’Amérique que l’Europe cherche parfois à imiter est déjà dépassée. Elle fut trop tournée vers la masse et le matériel, tandis que l’innovation technologique pousse vers l’individualisation et l’immatériel. Ulysse regagne du terrain après l’apparente victoire de Ford. Il faut que l’Europe se réveille à cette réalité. La Grèce, cœur de la tradition méditerranéenne, peut constituer un atout ; mais il s’agira beaucoup plus de la Grèce de Seféris, de Cavafy, de Venizélos, d’Onassis et de Callas que de celle de l’État clientéliste et rentier.

L’Europe voit la Grèce à travers le filtre de la continentalité ; elle la perçoit comme balkanique. Elle a du mal à distinguer la Grèce de la mer. C’est elle pourtant qui peut contribuer à son renouveau. 

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*interview accordée à Maria Oksouzoglou | grecehebdo.gr

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