À l’occasion du 100e anniversaire de la signature du Traité de Lausanne, l’Université nationale et kapodistrienne d’Athènes et la Fondation hellénique pour la politique européenne et étrangère (ELIAMEP) ont co-organisé une conférence internationale les 12 et 13 juin 2023 intitulée “100 ans après le traité de Lausanne : un regard en arrière, un regard en avant”. L’objectif de la conférence était de lancer un dialogue approfondi, international et interdisciplinaire sur le traité et ses dispositions, sa pertinence aujourd’hui et sa contribution à l’évolution des relations entre la Grèce et la Turquie ainsi que sur l’équilibre géopolitique dans la région au sens large. De nombreux professeurs, universitaires, chercheurs et anciens diplomates de Grèce, de Turquie et d’autres pays ont participé à cet événement de deux jours qui s’est tenu sous le patronage de la présidente de la République hellénique, Mme Katerina Sakellaropoulou.

Quelques mots sur le traité

Le traité de Lausanne, le plus durable des accords de paix de l’après-Première Guerre mondiale, est un traité historique signé le 24 juillet 1923, établissant des frontières nationales en Méditerranée orientale et au Moyen-Orient, dans le but de restaurer la paix dans la région après la désastreuse Première Guerre mondiale. Le traité a été signé par la République de Turquie, qui avait succédé à l’Empire ottoman vaincu, d’une part, et par les puissances alliées et associées (France, Royaume-Uni, Italie, Japon, Grèce, Serbie et Roumanie), d’autre part. L’un des éléments les plus radicaux du traité de Lausanne, notamment d’un point de vue humanitaire, est l’échange obligatoire de populations entre la Grèce et la Turquie.

Derso and Kelèn’s caricature of the signing

Trouvez ci-dessous un résumé de certains des discours prononcés lors de la conférence:

La Présidente de la République hellénique, Mme Katerina Sakellaropoulou, dans son discours d’ouverture, a souligné l’importance géopolitique plus large du traité en tant qu’instrument multilatéral, en insistant sur le fait que peu de traités internationaux ont fait preuve d’autant de durabilité que celui de Lausanne, ajoutant que le centenaire de sa signature offre une excellente occasion de réaffirmer sa validité et le cadre multilatéral solide qu’il a créé et qui continue d’être le pilier de la paix dans la région. Toute tentative de le remettre en cause porterait inévitablement atteinte à la paix, à la stabilité et à un équilibre qui n’a pas changé depuis un siècle, a conclu Mme Sakellaropoulou.

Loukas Tsoukalis, professeur émérite de l’université nationale et kapodistrienne d’Athènes et président du conseil d’administration d’ELIAMEP, a souligné que le traité a jeté les bases d’une coexistence pacifique entre la Grèce et la Turquie pendant plusieurs décennies, ajoutant que les deux pays ont franchi une étape supplémentaire en 1929 en signant un accord d’amitié.

Le cadre socio-économique, politique et institutionnel du traité de Lausanne

La salle de conférence | Source: gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Evanthis Hatzivassiliou, professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Athènes et secrétaire général de la Fondation du Parlement hellénique pour le parlementarisme et la démocratie, a souligné que, pour la première fois, les petits États ont été acceptés dans les négociations du traité de Lausanne, inaugurant ainsi le nouveau concept d’États souverains dans un environnement multilatéral. Le traité était plus qu’un arrangement régional puisqu’il établissait un ordre international légitime.

Şevket Pamuk, professeur d’économie et d’histoire économique à l’université Bogaziçi, a déclaré que le traité de Lausanne a joué un rôle clé dans l’émergence d’une économie nationale en Turquie au cours du XXe siècle, principalement grâce à l’abolition des capitulations (privilèges fiscaux et juridiques accordés principalement aux citoyens des pays européens). L’un des principaux aspects des négociations sur le plan économique concernait la restructuration de la dette ottomane. En ce qui concerne les échanges de populations, Pamuk a souligné que le fardeau économique pesant sur les deux pays était inégal, les réfugiés représentant plus d’un million de personnes en Grèce (20 % de la population) contre plus de 400 000 en Turquie (moins de 4 % de la population turque).

Evangelos Venizelos, professeur de droit constitutionnel à l’université Aristote de Thessalonique et ancien vice-premier ministre et ministre des affaires étrangères, a souligné que le traité de Lausanne est un traité de transformation institutionnelle et sociale pour la Grèce et la Turquie, car il a marqué la fin de la Grande Idée en Grèce et la naissance de la République de Turquie, fonctionnant en outre comme un fondement de l’identité nationale et de l’État moderne pour les deux pays. M. Venizelos a ajouté que le traité est valide et juridiquement contraignant, soulignant qu’il peut agir comme un facteur de rapprochement et non de tension dans les relations gréco-turques.

Photini Pazartzis, professeur de droit international à l’université nationale et kapodistrienne d’Athènes et titulaire de la chaire Constantine Karamanlis d’études helléniques et européennes à Fletcher School of Law and Diplomacy de l’université de Tufts, a souligné le caractère multilatéral du traité de Lausanne, ajoutant qu’il ne s’agissait pas seulement d’un traité mettant fin à la guerre, mais aussi d’un traité de consolidation de la paix qui appelait au respect de l’indépendance. La protection des minorités est un autre élément important du traité.

Konstantina Botsiou, professeur d’histoire et de relations internationales à l’université du Pirée et directrice générale du Conseil des relations internationales (CFIR), a souligné que le traité de Lausanne constitue un tournant politique où la tradition rencontre l’innovation, car Lausanne est un traité très moderne et antirévisionniste qui fait de la guerre une mauvaise option.

Le traité de Lausanne comme modèle de construction de la paix

La signature de l’accord d’amitié gréco-turc entre le premier ministre de la Grèce  Eleftherios Venizelos et le premier ministre de la Turquie Ismet Inonou le 30 Octobre 1930

Konstantinos Antonopoulos, professeur de droit international public à l’université Démocrite de Thrace, a déclaré que le traité établissait la paix par le réalisme et non par l’État de droit, la justice ou le respect des droits de l’homme, en insistant sur le caractère obligatoire de l’échange de populations, mais aussi sur l’amnistie accordée aux atrocités, principalement aux crimes de guerre.

Ayhan Aktar, professeur de sociologie (retraité) à l’université Bilgi d’Istanbul, a parlé des trois différents récits d’État de la Turquie en relation avec le traité de Lausanne, soulignant qu’après la signature du traité, la délégation turque a présenté Lausanne comme un garant de l’indépendance et de la souveraineté, tandis que dans les années 1960, une approche anti-impérialiste a été adoptée. Enfin, un récit islamo-conservateur a émergé principalement depuis les années 2010 – promu également par des séries télévisées historiques populaires – affirmant que le traité a détruit le passé islamique de la Turquie, déclarant, bien qu’à tort, que le traité prendrait fin en 2023.

Emmanuel Comte, chargé de recherche au Programme européen Ariane Condellis de l’ELIAMEP, a parlé du modèle alternatif de relations entre les pays en se référant à l’intégration européenne et à l’exemple du rapprochement franco-allemand, qui est un nouveau paradigme pour les relations internationales transformant les pays rivaux en alliés.

La négociation – Les acteurs clés et le rôle des personnalités

Le ministre britannique des affaires étrangères, George Nathaniel Curzon | Source: gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Jonathan Conlin, professeur d’histoire moderne à l’université de Southampton et cofondateur du projet de Lausanne, a évoqué le rôle de la délégation britannique à Lausanne en expliquant que le ministre britannique des affaires étrangères, George Nathaniel Curzon, après avoir été mis à l’écart à Paris en 1919, a probablement vu dans la conférence de Lausanne de 1922 une opportunité qui aurait pu l’amener jusqu’à Downing Street. M. Conlin a également présenté le projet de Lausanne, un forum permettant aux universitaires de partager leurs recherches sur les relations de l’entre-deux-guerres entre le Moyen-Orient et le reste du monde, et de réfléchir à l’héritage de Lausanne – pour 2023 et au-delà.

George Th. Mavrogordaros, professeur de sciences politiques (retraité) à l’université nationale et kapodistrienne d’Athènes, a souligné qu’à la conférence de paix de Lausanne, la Grèce était à la fois un pays vaincu par la Turquie et un allié des vainqueurs de la Première Guerre mondiale, soulignant que seul Eleftherios Venizelos, avec sa présence imposante, pouvait exploiter cette contradiction et raviver l’esprit d’alliance, en particulier avec la Grande-Bretagne.

L’évolution des politiques étrangères grecque et turque

Zuhal Mert Uzuner, professeur associé au département des sciences politiques et des relations internationales de l’université de Marmara, a parlé de l’importance des mers dans les considérations politiques turques et des références à la “patrie bleue” dans les débats de la Grande Assemblée nationale turque, expliquant que ce phénomène est plutôt récent, puisque les discussions d’avant 2011 faisaient référence à la sécurité maritime dans une perspective plus européenne.

Panayiotis Ioakimidis, professeur émérite à l’Université nationale et kapodistrienne d’Athènes, a expliqué comment l’amélioration des relations gréco-turques pourrait garantir le traité de Lausanne grâce au respect du droit international, à l’engagement de l’Union européenne et à un programme bilatéral positif concernant la culture, l’environnement, etc. visant à redynamiser le dialogue politique.

Le rôle et la politique des grandes puissances

La délégation italienne à la Conférence de Lausanne | Source: gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Sevtap Demirci, directeur de l’Institut Atatürk de l’Université de Boğaziçi, a expliqué comment la Grande-Bretagne, par le biais du traité de Lausanne, entendait restaurer son prestige, réaffirmer la liberté de navigation et de passage dans les Détroits ainsi que sa position en Irak, tout en séparant Ankara de Moscou, tandis que Kemal voulait montrer clairement qu’il représentait le nouveau gouvernement d’Ankara et non l’administration ottomane vaincue, désireux d’ajouter une victoire diplomatique à la victoire militaire de 1922.

Antonis Klapsis, professeur adjoint de diplomatie et d’organisation internationale à l’université du Péloponnèse, a parlé des revendications italiennes en Méditerranée orientale, rappelant que l’Italie, propriétaire des îles du Dodécanèse, revendiquait également la région de Smyrne.

Les implications géopolitiques et le nouvel équilibre au Moyen-Orient

George Prevelakis, professeur émérite à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris 1), a parlé de l’importance de l’archipel en tant que système et réseau dynamique, rappelant qu’Eleftherios Venizelos avait tenté de créer un État archipel par le biais de la Grande Idée, concluant qu’aujourd’hui, nous devrions trouver un équilibre entre le système “westphalien” et l’archipel qui envisage une approche mondialiste.

Ioannis Grigoriadis, professeur associé et titulaire de la chaire Jean Monnet d’études européennes à l’université de Bilkent, a déclaré que même si les deux pays sortaient d’une décennie de conflit acharné (1910-1920), ils n’avaient pas tardé à rétablir des relations amicales.

La formation du nouvel État grec : aspects territoriaux, politiques, économiques et sociaux

Source: https://thelausanneproject.com

Kalliopi Amygdalou, chercheuse principale à l’ELIAMEP, a déclaré que le processus d’installation de plus de 1,2 million de réfugiés grecs orthodoxes déplacés à la suite de la guerre de 1919-1922 et de l’échange de population de 1923 a entraîné une profonde transformation des paysages urbains et ruraux de la Grèce, qui a déterminé la forme et la structure de villes et de villages entiers jusqu’à aujourd’hui.

Dimitris P. Sotiropoulos, professeur d’histoire politique contemporaine à l’université du Péloponnèse, a parlé de la longue crise de la démocratisation et de la question sociale en Grèce après 1923, conséquence du schisme national entre Venizelos, qui soutenait la modernisation de l’État, et les forces royalistes qui favorisaient l’ancienne Grèce.

L’importance du traité aujourd’hui

Christos Rozakis, professeur émérite à l’université nationale et kapodistrienne d’Athènes, a déclaré que le traité de Lausanne était un régime erga omnes, soulignant qu’il ne contenait aucune condition relative à la souveraineté et concluant que le traité était un outil précieux pour les relations gréco-turques.

Ahmet Evin, professeur émérite à l’université Sabanci, a souligné qu’aujourd’hui, le traité conserve son importance non seulement pour la Grèce, la Turquie et la région, mais aussi pour l’histoire des conflits européens qui ont transformé le continent depuis le dix-neuvième siècle.

Maria Gavouneli, professeur de droit international à l’université nationale et kapodistrienne d’Athènes et directrice générale d’ELIAMEP, a déclaré que le traité de Lausanne était la pierre tombale de l’empire ottoman et de la question orientale, soulignant qu’il était également le berceau de la République de Turquie ajoutant qu’elle avait le sentiment qu’il pourrait devenir le tremplin pour aller au-delà du territoire et des frontières vers d’autres formes de puissance douce (ou moins douce).

Panayotis Tsakonas, professeur de relations internationales à l’université nationale et kapodistrienne d’Athènes, responsable du programme de politique étrangère et de sécurité au sein d’ELIAMEP, a déclaré que le traité de Lausanne pouvait être considéré comme une base pour résoudre les questions gréco-turques, soulignant que les questions bilatérales pouvaient être abordées dans un cadre multilatéral.

La délégation grecque à la Conférence de Lausanne | Source: Αrchives historiques du musée Benaki, archives de Eleftherios Venizelos

Lors de la dernière table ronde intitulée “L’héritage de Lausanne – le point de vue des diplomates”, à laquelle ont participé des diplomates expérimentés, Pavlos Apostolidis, ambassadeur de Grèce (ad hon.), se référant au rapprochement gréco-turc des années 1930, a déclaré que l’opposition grecque de l’époque accusait Venizelos d’en avoir “trop donné” à Lausanne. Fatih Ceylan, ambassadeur de Turquie (ad hon.), a déclaré que nous devions sortir des sentiers battus et commencer à rétablir la confiance, comme dans les années 1930, en utilisant tous les canaux de dialogue en tant qu’alliés et voisins. Elias Clis, ambassadeur de Grèce (ad hon.) a affirmé que le traité de Lausanne est la base des relations gréco-turques et que Lausanne pourrait être un paradigme pour les discussions futures. Faruk Loğoğlu, ambassadeur turc (ad hon.), a souligné que le traité de Lausanne est un document vivant et un chef-d’œuvre diplomatique, affirmant que les questions gréco-turques peuvent être résolues sur la base de la sagesse et de l’expérience.

IE

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