La notion d’un espace unitaire méditerranéen aux traits propres et distinctifs affiche une généalogie particulière et, en effet, assez récente. Du point de vue expressif, comme souligné par Anne Ruel (1991), le terme “Méditerranée” ainsi que l’adjectif “méditerranéen” se consacrent dans l’usage de la langue française pendant le 19ème siècle:

Le mot « Méditerranée » n’a pas toujours été un nom propre. Il est issu d’un adjectif, « méditerrané », qui en a lui-même suscité un autre : « méditerranéen ». Aucun de ces trois mots n’a toutefois une longue histoire en français. L’adjectif « méditerrané » n’apparaît qu’au 16e siècle et il s’applique seulement à qualifier « ce qui est au milieu des terres, séparé des continents ». Plus tard, on le rencontre sous la plume de Rousseau qui évoque « la Tartarie méditerranée » ou encore dans l’ Histoire naturelle de Buffon lorsque celui-ci tente « une énumération de toutes les mers méditerranées ». Ce n’est finalement qu’au début du 19e siècle que l’on peut parler d’une Méditerranée (1991:7).

La généralisation du terme Méditerranée au 19ème siècle se produira surtout dans le cadre de la discipline de la géographie. La consolidation d’un ensemble de nouvelles techniques cartographiques et de notions savantes de l’époque (telles que la supposée importance définitive du “climat”) ont semblé générer un intérêt particulier pour les mers du Sud Européen qui apparaissent constituées à la fin du 19ème siècle comme un objet en soi. Ceci sera exemplifié dans l’œuvre du géographe Elisée Reclus (Ruel 1991), qui incorporera une approche globale de l’ensemble méditerranéen où s’entremêleront “climat”, économie, populations et civilisation. Certes, la construction d’une entité culturelle méditerranéenne à l’époque n’est pas exempte d’une logique politique, mais reflète en effet de nouveaux enjeux et intérêts stratégiques. Surtout dans le cas de la France, l’intérêt montant quant au bassin méditerranéen ainsi que l’interrogation généralisée sur la relation conflictuelle ou harmonieuse entre Orient et Occident, Nord et Sud, doivent être contextualisés par rapport à son expansion coloniale tout au long du 19ème siècle (voir aussi Fabre 2000, Henry 2001). En retraçant les diverses étapes de la présence française au Maghreb et au Proche-Orient dès la fin du 18ème siècle, Jean François Daguzan ne manque pas de souligner que, du point de vue politique et symbolique, le “mythe Méditerranéen est un mythe substantiel pour la France” (2009). C’est dans ce même contexte qu’on peut situer la construction du Midi français en tant que partie intégrante de cette entité méditerranéenne, mais aussi en tant que point de jonction majeur entre la métropole et les colonies (Borutta 2013).

Paysage, par Panayotis Tetsis (Source: Nikias.gr)

L’Odyssée comme périple Méditerranéen

L’entrelacement de l’intérêt stratégique, savant, mais aussi populaire pour l’idée de la Méditerranée est exemplifié au tournant du 20ème siècle par le cas de Victor Bérard, un géographe-helléniste enseignant à l’École supérieure de Marine (1896-1914) et l’EPHE (1896-1919), qui a aussi travaillé à l’École Française d’Athènes. Bérard a entrepris de prouver l’exactitude géographique de l’Odysée d’Homère à l’aide de diverses techniques, telles que la photographie, en s’associant par ailleurs au photographe suisse Frédéric Boissonnas. Son long périple Méditerranéen fut influencé par les enseignements de Paul Vidal de la Bache et plus généralement l’école française de géographie. Cette entreprise, aux résultats scientifiques ambigus, a certes réussi à introduire au grand public le raisonnement géographique, mais aussi à disséminer une idée unitaire et diachronique de la Méditerranée. Dans le cas de Bérard, cette unité était surtout à chercher dans la dynamique sémitique et puis grecque, à l’encontre des approches latines de l’idée méditerranéenne qui prévalaient au sein de la tendance conservatrice française, comme exemplifié plus tard dans la pensée Maurrassienne (Dard 2017). Même si l’entreprise scientifique de Bérard n’a pas signalé une avancée concrète dans le domaine des sciences sociales, elle s’inscrit bel et bien dans la lignée d’œuvres françaises qui perçurent la Méditerranée en tant que “personnage historique” à part entière, en commençant par les travaux d’ E. Reclus et culminant avec l’œuvre de Fernand Braudel La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II en 1949 (Sohier 2016). En même temps, son succès éditorial démontre l’engouement populaire pour l’idée de la Méditerranée aux débuts du 20ème siècle.

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Section “Thalatta”, par Panayotis Tetsis, 2006 (Source: Nikias.gr)

La période de l’entre-deux-guerres et l’effervescence de l’idéal méditerranéen en France

En effet, loin de rester une affaire académique ou un débat politique, l’imaginaire de la Méditerranée en France semble avoir bel et bien gagné une place prépondérante dans la production culturelle française. L’effervescence de l’idée méditerranéenne dans la production littéraire du 20ème siècle semble tout d’abord tirer ses origines d’œuvres datant du 19ème siècle, dans lesquels déjà commençait à apparaître l’idée d’une unité méditerranéenne (Saminadayar-Perrin 2012, voir aussi Messaoudi 2013), parallèlement au genre typique de la Littérature du Midi. Mais c’est dans la première moitié du 20ème siècle que la Méditerranée, personnifiée en tant que force créatrice d’identité, prend vraiment forme “comme référent littéraire” (Ruel 1991) et que connaît son apogée la création de revues littéraires par des “méditerranéens” revendiquant une identité méditerranéenne. Ainsi fut créée à Marseille en 1925 par Jean Ballard la fameuse revue littéraire LesCahiers du Sud qui accueillera des auteurs originaires de toutes rives méditerranéennes; Mediterranea à Nice en 1927, et, plus tard, Rivages à Alger en 1938 (sous-titrée “Revue de culture méditerranéenne”), comprenant Gabriel Audisio et Albert Camus dans son comité de rédaction (Bouchard 2012). Comme le remarque Anne Ruel (1991), cette effervescence de l’intérêt littéraire et éditorial pour la Méditerranée s’inscrit dans l’intense activité intellectuelle de la France de l’entre-deux-guerres qui de plus se tourne souvent vers le Sud. À noter qu’il s’agit d’une période mouvementée où émergent des enjeux géopolitiques nouveaux quant au bassin méditerranéen, notamment les nouvelles ambitions méditerranéennes du régime fasciste italien avec sa propre vision latine de la Méditerranée à l’instar des discours coloniaux français (Henry 2001). Mais en même temps, force est de noter que la notion de Méditerranée mise en avant par Cahiers du Sud ou Rivages semble se différencier des discours typiquement coloniaux, mettant parfois le ton sur un universalisme et un humanisme méditerranéen et reflétant les contradictions politiques émergentes au sein de la société française, tant en métropole que dans ses colonies.

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Mer, par Panayotis Tetsis, 1992-1995 (Source: Nikias.gr)

L’absence nominale du référent méditerranéen en Grèce

La période de l’entre-deux-guerres signale aussi une influence considérable de la production culturelle française sur la vie intellectuelle et artistique en Grèce (Arnoux-Farnoux 2015). Toutefois, il est intéressant de noter que même dans ce contexte, l’imaginaire grec de la mer Méditerranée reste bien distinct du cas français. Ceci est attesté par exemple dans le cas du mouvement artistique du “Printemps de Lesvos”, regroupant Stratis Myrivilis, Elias Venezis, Stratis Doukas, et autres, qui affiche des traits similaires au groupe des Cahiers du Sud (notamment leur placement dans des localités au caractère maritime et périphérique par rapport à la capitale nationale, leurs références à la culture populaire et à l’imagerie naturaliste, un humanisme affiché, leur caractère de réseau informel ou de “bande de copains”, Polycandrioti 2015). Cependant, l’étude comparative de Ourania Polycandrioti (2015) démontre, entre autres, qu’à l’encontre des usages extravertis de l’idéal méditerranéen dans le cercle marseillais, les intellectuels lesviotes prônent un attachement tout d’abord à la mer Egée, l’identité grecque et le caractère insulaire. Ceci ne reflète pas une particularité régionale de l’entre-deux-guerres mais est plutôt indicatif de la généalogie “nationale” particulière de l’imaginaire maritime en Grèce par rapport au cas français, comme par ailleurs dans tout autre cas national (Fabre 2000, Henry 2001).

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Mer, par Panayotis Tetsis (Source: Nikias.gr)

L’analyse de long terme de Ourania Polycandrioti (2000) nous permet d’expliquer historiquement le manque d’intérêt grec quant à l’ensemble du bassin méditerranéen, étant données les orientations constitutives du mouvement bourgeois national et de l’idéologie néohellénique soit vers les Balkans ou vers l’Europe, plutôt que vers la Méditerranée. C’est à la veille de la guerre d’indépendance que survient pour la première fois la découverte de la mer, et que la Grèce cesse d’être conçue comme un simple territoire continental. Toutefois, comme remarque Polycandrioti, la Méditerranée sera tout d’abord perçue en tant que symbole de grandeur des ancêtres, dans la tradition d’une historiographie nationale relatant gloires anciennes, plutôt qu’une politique expansionniste orientée vers le bassin méditerranéen. Ainsi, on peut saisir les limitations imposées par les intérêts stratégiques immédiats dans la manière plutôt restreinte dont la Méditerranée a été perçue dans le cas grec. Du point de vue littéraire, l’imagerie maritime est graduellement introduite dans la sphère culturelle par des écrivains insulaires tels qu’Alexandre Papadiamantis. La présence de plus en plus courante du symbolisme de la mer dans la prose grecque ne signifie pas toutefois une référence explicite à la Méditerranée en tant que telle (comme dans le cas de voyageurs étrangers), mais s’achemine plutôt à un imaginaire Égéen dans la production culturelle grecque, qui connaîtra son apogée dans la période de l’entre-deux-guerres. Durant cette période, les deux côtes de la Mer Egée (Grèce et Anatolie) seront les points de référence privilégiés de la Grande Idée (l’idéologie expansionniste de l’État Grec). L’idéologie nationale alors sera rendue en tant que l’histoire d’une particularité Egéenne, tant du point de vue littéraire que savant, comme par exemple dans les écrits de Dimosthenis Daniilidis. Cette “petite Méditerranée grecque” (Polycandrioti 2000: 47) constituera le prisme par lequel la diaspora grecque sera imaginée, en dehors même de la mer Egée. L’imagerie Egéenne deviendra encore plus évidente dans la période de l’après-guerre, avec notamment l’œuvre d’Odysseas Elytis. En résumant alors, Polycandrioti note que vraisemblablement l’idée de la Méditerranée n’a pas joué nominalement un rôle crucial dans l’imaginaire national grec (2000).

Les limites de l’utopisme méditerranéen dans l’après-guerre

Force est de noter que la période de l’après guerre a suscité en France des efforts de renouvellement de l’idéal de la Méditerranée, dans sa version humaniste et universaliste, dans des cercles d’intellectuels. Ceci a conduit à la parution de nouvelles revues et de nouveaux projets aux résultats variés (Bouchard 2012). Cependant, les antinomies géopolitiques de l’après guerre, notamment les rapports explicitement asymétriques entre les pays du Nord et du Sud, la Guerre Froide, ainsi que les mouvements de décolonisation ont rendu de tels projets intenables, tant du point de vue politique qu’intellectuel. Tel fut le sort du fameux colloque méditerranéen pour la paix co-organisé par la revue française de tendance “nouvelle gauche” Études Méditerranéennes à Florence en 1958, rassemblant des délégués de l’État Israélien et des participants français, des délégués d’États arabes et des représentants du FLN Algérien (Bouchard 2012). L’échec dramatique du colloque mit en relief les limites (ou même l’anachronisme) de l’idéalisme méditerranéen des organisateurs. Depuis, les tentatives de traiter de l’idée de la Méditerranée semblent s’être limitées à des approches savantes plus prudentes (Bouchard 2012), ou des projets géopolitiques bien conscients de leur propre logique et intérêts (Daguzan 2009).

Dimitris Gkintidis

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