Cet homme marche en pleurant ;
nul ne saurait dire pourquoi.
Certains pensent qu’il pleure sur des amours perdus
pareils à ceux qui nous obsèdent tant,
l’été, près de la mer, avec les phonographes.

Les autres pensent à leurs tâches quotidiennes,
papiers inachevés, enfants qui grandissent,
femmes qui vieillissent avec difficulté.
Lui, possède deux yeux comme des coquelicots,
comme des coquelicots cueillis au printemps,
et deux petites sources au coin des yeux.

Il marche dans les rues, ne se couche jamais,
enjambant de petits carrés sur le dos de la terre,
machine à vivre une souffrance sans limite
qui finit par ne plus avoir d’importance.

D’autres l’ont entendu parler
seul, tandis qu’il passait,
de miroirs brisés depuis des années,
de visages brisés au cœur des miroirs,
que nul jamais ne pourra restaurer.

D’autres l’ont entendu parler du sommeil,
de visions horribles aux portes du sommeil,
de visages insupportables de tendresse.

Nous nous sommes habitués à lui, il est correct, il est tranquille
sauf qu’il marche en pleurant, sans cesse,
comme ces saules au bord des fleuves qu’on aperçoit du train
dans une aube brouillée, par un réveil maussade.

Nous nous sommes habitués à lui — il ne signifie rien,
comme toute chose devenue habitude ;
et si je vous en parle c’est que je ne vois rien
qui ne soit devenu pour vous une habitude.
Mes respects.

Georges Seferis,  “Journal de bord I”, 1940.
Traduction du grec: Jacques Lacarrière et Egérie Mavraki dans “Poèmes 1933-1955”, Poésie Gallimard, 2009.
Peinture: Vassilis Sperantzas, “Promenade nocturne”. Source: nikias.gr

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