Dans leur dernier livre « Athènes au XIXe siècle : Images d’une promenade à travers la Presse (Η Αθήνα τον 19ο αιώνα, Εικόνες μιας οδοιπορίας μέσω του Τύπου) Thanassis Giohalas et Zoi Vaïou nous initient aux micro-histoires des quartiers et des habitants d’Athènes, signes précieux d’ une mémoire collective de la ville par le biais de la Presse. Les auteurs, licenciés en Histoire et Archéologie de l’Université d’Athènes et enseignants du secondaire, ont consacré plusieurs années de leur vie à recueillir du matériel sur l’histoire de la capitale grecque. Leur travail commun inclut aussi un recueil de petites annonces datées 1833-1940, publié en 2016. 

Grèce Hebdo* a parlé avec Thanassis Giohalas et Zoi Vaïou sur la transition d’Athènes, d’ une ville ottomane à une capitale européenne, en insistant aussi les traces du XIXe siècle sur la ville d’aujourd’hui ainsi que sur le caractère de la Presse de l’époque.

Thanassis Giohalas et Zoi Vaïou
 
Au XIXe siècle, Athènes était la nouvelle capitale (1834) d’un nouvel État qui comtait à peine 30 000 habitants. C’était l’Athènes du roi Othon et de l’architecte Ernst Ziller, des hôtels particuliers de style néoclassique, des bals glamoureux mais aussi du jet de pierres, de la mendicité, de l’inexistence du système d’approvisionnement en eau et des bagarres quotidiennes (plus ou moins graves). Qu’est-ce qu’on peut en déduire de la vie quotidienne de cette ville en mutation permanente ?

Athènes, en tant que capitale de l’État grec nouvellement constitué, exige plusieurs décennies pour pouvoir réponde à son nouveau rôle. La petite ville de quelques milliers d’âmes concentrées sur les environs de l’Acropole, autour des vieux quartiers de Plaka, de Psyri et de Monastiraki, connaîtra très vite une expansion considèrable et incorpora dans son réseau urbain de nouveaux quartiers ce qui conduira à une croissance graduelle de sa population.

La vie quotidienne des habitants de la ville peut varier en fonction de leur situation économique et leur origine sociale. La pauvreté et les faibles moyens de survie confinent les gens dans les limites de leur quartier où tous se connaissent et interagissent sur un plan quotidien; d’ où des reseaux de solidarité mais aussi des compétitions, des jalousies et des commentaires mordants, car « la pauvreté suscite des murmures ».

Aux antipodes de la vie des gens ordinaires, on observe la vie quotidienne de la bourgeoisie émergeante qui mène une vie mondaine dans des hôtels particuliers construits, en premier lieu, aux alentours du palais royal.

La construction des routes, des bâtiments publics et des résidences ainsi que l’ouverture de l’Université attirent de plusieurs étrangers et gens de province à Athènes, où ils s’installent dans de nouveaux quartiers, comme celui de Néapoli, transformant la société de la ville de manière dynamique.

Tous circulent librement dans la ville. Il n’y a ni de cloison étanche ni des zones d’accès restreint. Les carrosses luxueux circulent côte à côte avec les charrettes et les animaux de trait. De même, les vêtements européens coexistent avec la fustanelle et les costumes locales féminines.

On pourrait dire donc que la vie quotidienne des Athéniens pouvait bien emprunter des chemins parallèles, elle convergeait quand même vers le cœur de la ville.
 
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Thanassis Giohalas, Zoi Vaïou Η Αθήνα τον 19ο αιώνα, Εικόνες μιας οδοιπορίας μέσω του Τύπου [Athènes au XIXe siècle : Images d’une promenade à travers la Presse] (Ed. Vivliopolion tis Estias, 2021)
 
Des cireurs des chaussures Perses, des porteurs Maltais, des boulangers bavarois, des ingénieurs Français, des journaux bilingues (en français et en allemand). Est-ce qu’on peut parler d’un cosmopolitisme spécifique dans cette capitale « provinciale » de la Méditerranée ? 

L’anthorpogéographie variée d’Athènes du XIXe siècle ne fait pas nécessairement preuve du cosmopolitisme.

Pendant la période de la régence bavaroise (1833-1835), qui gouvernait en attendant qu’ Othon Ier devienne adulte, des ingénieurs, ouvriers, militaires et commerçants bavarois s’ajoutent à la population urbaine et, éventuellement, beaucoup d’ entre eux s’intègrent voire s’hellénisent.

Le savoir-faire pour la construction du réseau de transport a été, raisonnablement, importé et a apporté à la nouvelle capitale des ingénieurs français que les Athéniens trouvaient, parait-t-il, particulièrement sympathiques.

Des travailleurs occasionnels et des individus «originaux », tant grecs qu’ étrangers, affluent aussi sur la ville, où tous se sentent, en principe, les bienvenus. Le cas des Maltais n’étonne pas, puisque leur présence devient visible dans plusieurs villes de la Méditerranée orientale. Quant aux cireurs des chaussures Perses, ils apparaissent, pour des raisons peu explicables, dans le quartier de Haftía où ils sont en compétition avec leurs collègues grecs.

En même temps, dans les cafés de luxe du centre (Place de Syntagma, Place d’Omonia), tant les bourgeois éduqués et polyglottes comme les étrangers s’informent de la Presse athénienne et étrangère. 

L’arrivée des Grecs originaires des communautés grecques à l’étranger (Roumanie, Egypte) contribuât à la création d’un cosmopolitisme apparent qui, pourtant, est loin d’être comparable à celui de Smyrne, de Constantinople ou des capitales européenes, tant sur le plan quantitatif que qualitatif.

Modern Athenians source Lithograph unknown artist c 1840 private collection
Les Athéniens modernes, lithographie d’artiste inconnu, 1840 ; collection privée. Source : athenssocialatlas.gr

Dans l’introduction de votre livre, vous notez que les plans d’aménagement urbain, la construction de nouvelles infrastructures et la création d’institutions publiques ont pour objet de faire échapper la capitale à l’émpreinte de l’Orient et de la pousser fortement vers l’Ouest. Quels sont les pas les plus importants vers ce but ?

L’orientation européenne de la nouvelle capitale est évidente dès le début de son instauration. L’esprit romantique de l’époque et la gloire ancienne de la ville constituent des élements clès pour la création d’une Athènes moderne. Le passé ottoman de la ville devrait se faire oublier, car il constitue un obstacle pour le progrès à venir.

Le plan d’aménagement urbain original des architectes Stamatios Kleanthis et Gustav Eduard Schaubert envisagent une ville de style néoclassique aux grands boulevards, places, bois, bâtiments monumentaux et jardins. Pourtant, le coût de la mise en œuvre de ce plan (surtout à cause des expropriations nécessaires) le rendrait impossible. Pour cette raison, on a choisi le plan proposé par Leo von Klenze, lequel a été jugé plus réaliste, même si ce dernier a subi des modifications voire des réductions.

Malgré les faiblesses inhérentes à l’État grec (difficultés financières, manque d’organisation, bouleversements politiques), à la fin du XIXe siècle le caractère européen de la ville est déjà évident.

Les investissements et les donations des grecs riches de la diaspora qui se rapatrient ainsi que l’initiative privée des commerçants et des entrepreneurs remplissent le centre d’Athènes avec des hôtels particuliers, des hôtels et cafés de luxe et des magasins de niveau européen.

Pourtant, dans les rues, la poussière et la boue persistent même jusqu’à la fin du XXe siècle, quand beaucoup de routes commencent à s’asphalter. Le problème des réseaux de distribution d’eau et d’égouts demeure d’ ailleurs un problème récurrent qui ne trouve pas facilemement une solution intégrée.

Les habitants d’Athènes accueillent les changements avec surprise, admiration, optimisme et souvent avec scepticisme et réticences. L’Europe et l’Ouest ne sont plus de concepts lointains et étrangers. Pourtant, cela prendra du temps jusqu’au moment où ceux-ci deviennent familiers.

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Numéros des journaux satiriques Palianthropos (21 août 1884) et Rambagas (1 octobre 1889). Source : Lykithos-Bibliothèque de l’Université de Chypre

Les extraits des journaux  choisis sont très humoristiques, à la fois à cause des situations évoquées mais aussi car elles proviennent de journaux satiriques,  qui ne sont plus à la mode de nos jours. Est-ce qu’on peut parler d’une époque « d’innocence » et « de naïveté » de la presse athénienne ?

La presse satirique fait son apparition au cours des années 1840. Pourtant ce n’est que dans les années 1870 et jusqu’à la fin du siècle que les revues satiriques se multiplient. Titres indicatifs : Rambagas, Palianthropos ( Homme vilain), Aristophane, Asmodée, Asty (La Ville), Romios. Etant donné  que leur diffusion ne cesse d’ augmenter, elles sont destinées à un large public, qui apprécie leur plume acérée. De manière générale, la satire aime l’exagération et le grotesque. À travers l’humour, elles s’attaquent aux aspects négatifs de la politique et de la gestion des questions d’intérêt public par les gouvernants respectifs. La satire ne cède pas aux attentes des gouvernants, elle n’embellit pas la situation socio-politique et, bien sûr, elle présente un point de vue ctitique. La critique exprimée, reflète l’opinion publique et les rédacteurs, faisant preuve d’imagination, agissent comme médiateurs entre les citoyens et l’État.

Les rédacteurs ne sont en aucun cas « innocents » ou « naïfs », mais ils sont certainement dotés d’enthousiasme, et parfois porteurs de positions extrêmes. [Note : Nous tenons ici à remercier notre amie Lina Louvi, professeur d’histoire à l’Université Panteion, pour avoir aimablement mis à disposition sa collection personnelle de publications satiriques du XIXe siècle, matériel précieux qui a facilité notre recherche.]

Quelles sont les traces (édifices ou autres)  du XIXe siècle toujours visibles dans la ville d’aujourd’hui ?

Athènes  « a pris soin » d’effacer bien les traces de son enfance voire adolescence. Les besoins légitimes ou illégitimes de la grande ville ont conduit à la destruction impardonnable d’édifices emblématiques qui caractérisait son passé. Les bâtiments préservés offrent du soulagement et de l’exaltation au voyageur de la ville et nous aident à recréer, quoique par fragments, l’image de la capitale au XIXe siècle.

À titre indicatif, on peut mentionner: Le Palais Schliemann (Musée Numismatique), la Cathédrale des Catholiques, la Clinique d’Ophtalmologie d’Athènes, la trilogie néoclassique (Académie, Université, Bibliothèque), le Palais Serpieri, la maison de D. Soutsou – D. Ralli, l’Arsakeio, c’est-à-dire la Rue Panepistimiou. Les anciens palais (Parlement grec) avec le jardin royal (national)  et le Zappeion dans la zone plus large de la Place Syntagma, ainsi que le stade panathénaïque (un rappel constant des premiers Jeux Olympiques de 1896), définissent le centre historique. Enfin, l’École polytechnique et son musée national et archéologique voisin jalonnent la rue Patision.

Ces empreintes de bâtiments du XIXe siècle ne sont pas des coquilles sans vie; ils participent à la vie sociale, politique et spirituelle de la ville. Aujourd’hui, il y a des visiteurs et passants qui se tiennent debout et immortalisent leur présence avec l’appareil photo et d’autres qui passent précipitamment et indifféremment.

Athènes a changé. Les gens ont changé. Mais il y a des rues et des places où les habitants de la ville se rassemblent pour célébrer ou manifester, suivant les traces invisibles d’un temps passé qui touche le présent et se dirige vers l’avenir.

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 L’Academie d’Athènes dessinée par l’architecte danois Theophil Hansen (1859)

* Interview accordée à Lina Syriopoulou (Grèce Hebdo) et Ioulia Livaditi (Greek News Agenda)

** Traduction vers le français par Lina Syriopoulou et Magdalini Varoucha 

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