Le beau capitaine-Extrait 
Traduction: Michel Volkovitch


 
À mesure que le temps passe et que mes visites au Conseiller d’État se font rares, il reste une impression de fin de journée d’hiver protégée du froid et de la pluie, dans une pièce pleine de diplômes encadrés, de photographies, de bibelots, de fauteuils de cuir, et un goût âcre de thé au citron. Plutôt qu’un salon athénien, on dirait le cabinet d’archives d’un juge, où s’entassent les histoires d’une carrière passée : hommes, femmes, familles, métiers, des affaires à l’infini qui tourbillonnent dans un ultime rayon de soleil. Elles m’attirent, ces histoires, et elles me terrifient.

Tandis que je vide la première tasse de café, sachant qu’une deuxième suivra, il se tourne vers moi et m’interroge:

— Et ta requête?
— Comme toujours, dis-je, en suspens.

Le regard du vieux se promène entre les cadres accrochés aux murs.
— C’est normal, marmonne-t-il, il fallait s’y attendre avec eux. Mais toi, tu insistes; tu sais ce que tu veux, et il braque les yeux sur moi.

Je ne sais si c’est moi qu’il voit. Depuis qu’on m’a recommandé récemment, au Conseil d’État, ce Conseiller à la retraite et qu’il m’a invité chez lui, son regard tend à se tourner, un peu plus à chaque fois, vers un petit dessin encadré — le seul ornement sur les rayons de sa bibliothèque. C’est le portrait d’un jeune officier au beau visage, vaguement esquissé au fusain.

 — Et j’insisterai, dis-je, au moins tant que vous refuserez de me raconter l’histoire promise la première fois. Vous vous souvenez?

Il me regarde pour savoir quand était cette première fois.
— Et en quoi cela te servirait-il?
J’entends sa voix plongée dans la tasse de porcelaine dont il aspire le contenu avec l’avidité du vieillard.

— Toutes les affaires qui sont passées par notre Tribunal avaient pour point commun l’injustice qu’elles invoquaient pour s’abriter derrière elle. Mais nos propres décisions — de rejet ou d’approbation, peu importe — ont eu le même dieu commun: la Loi et son application. Toi, tu devrais le savoir, tu es passé par là. Que va donc t’apporter une histoire de plus?

Visiblement, il est plein d’orgueil en évoquant le Conseil d’État, qu’il considère comme son propre tribunal.
— Comment!

J’insiste à mon tour.
— C’est cette histoire qui m’a amené à vous rencontrer, et par ailleurs, à ce que j’ai appris, c’est une affaire qui a fait du bruit à l’époque — on en a beaucoup parlé.»