GrèceHebdo a rencontré Stathis Livathinos, l’un des metteurs en scène les plus marquants de sa génération. Ancien directeur artistique du Théâtre national de Grèce (2015-2019) et de sa Scène expérimentale (2001-2007), il est particulièrement reconnu pour son travail avec un groupe d’acteurs stable, qui fête cette année ses 25 ans d’existence. À l’été 2025, Stathis Livathinos a été nommé membre titulaire de l’Académie d’Athènes pour occuper la nouvelle chaire d’« Art théâtral ».

Stathis Livathinos est né à Athènes en 1960. Il est diplômé du Département de Théâtre de l’Académie russe des arts du théâtre (GITIS), où il a obtenu en 1990 une maîtrise en mise en scène avec distinction ainsi qu’un master en interprétation théâtrale (classe d’A. Goncharov).

De 2001 à 2007, Stathis Livathinos a été directeur artistique de la Scène expérimentale du Théâtre national de Grèce, où il a lancé une initiative éducative novatrice avec la création du premier laboratoire grec de mise en scène théâtrale. C’est à cette époque que, à travers les spectacles du laboratoire, s’est formé un groupe relativement stable d’acteurs et de collaborateurs, qui fête cette année ses 25 ans d’existence.

Il a collaboré avec les plus importantes institutions théâtrales de Grèce (Théâtre national, Festival d’Athènes et d’Épidaure, Théâtre de la rue Kefallinias, Megaron d’Athènes, etc.) et a mis en scène certaines des productions les plus marquantes de ces dernières années, la plupart avec sa troupe d’acteurs fidèles, notamment : Peines d’amour perdues de Shakespeare (2002), Ce qui ne finit pas : Poésie grecque du XXe siècle (2002-2003), Médée d’Euripide (2003), Molière (La compagnie des comédiens) de Boulgakov (2004-2005), Le Songe de Strindberg (2005), L’Idiot de Dostoïevski (2007 et 2011), Erotokritos de Vicenzos Kornaros (2011),  L’Iliade d’Homère (2013), dont la tournée a connu une reconnaissance internationale, Timon d’Athènes par Shakespeare et Middleton (2018), Berlin Alexanderplatz de Döblin (2022), Rosencrantz et Guildenstern sont morts de Stoppard (2024), Turandot de Goci (2025).  Fin octobre 2025 Livathinos avec sa troupe, présentent le Troisième Anneau de Taktsis au Théâtre de l’Art d’Athènes.

Dans l’entretien accordé à GrèceHebdo*, Stathis Livathinos évoque l’art théâtral tel qu’il le conçoit, l’importance du travail collectif, mais aussi la dimension intemporelle des œuvres classiques et le caractère éphémère du théâtre.

Suite à la création récente de la Chaire académique d’art dramatique et à votre nomination comme académicien, pourriez-vous nous dire ce que cela signifie plus largement pour l’art théâtral en Grèce ?

Le théâtre n’a jamais eu besoin de chaires pour survivre : il a traversé les âges, même dans les moments les plus éprouvants de l’histoire humaine.

Pour autant, toute distinction et toute mise en valeur institutionnelle du théâtre constituent une évolution positive. Comme je l’ai dit dans mon discours de nomination, c’est en quelque sorte la reconnaissance du parcours, des efforts, des luttes et des sacrifices de tant et tant de générations, à une époque où le théâtre était synonyme de quelque chose de divertissant sans valeur.

La création de la première chaire académique de théâtre en Grèce – dans le pays même où le théâtre est né – revêt d’une part une portée symbolique, indépendamment de la personne qui l’occupe (aujourd’hui c’est moi, demain quelqu’un d’autre). D’autre part, j’espère qu’elle contribuera à la création des conditions favorables pour des interventions, des études et des recherches intéressantes, dont le théâtre ne pourra que bénéficier.

C’est ainsi que je veux le croire, en regardant toujours le côté optimiste des choses. Pour ce qui me concerne, j’ai l’ intention d’explorer toutes les possibilités qu’offre la création de cette chaire, notamment dans le domaine de l’éducation — et plus particulièrement de l’éducation théâtrale — un sujet qui m’intéresse profondément. Il est encore très tôt, mais j’ai déjà beaucoup d’idées, beaucoup de réflexions, et il nous reste à voir comment tout cela évoluera.

Nous sommes à quelques mètres seulement du premier théâtre du monde, créé à l’époque de la démocratie athénienne. Pourquoi et comment la naissance du théâtre est-elle liée à la démocratie athénienne ? Pourquoi le théâtre est-il né ici, à ce moment précis ?

Je pense qu’il ne pouvait en être autrement. Il s’avère qu’une société, lorsqu’elle est en plein essor, a besoin de son miroir exigeant et sincère. Il n’est donc pas surprenant que, dans les grandes périodes de civilisation, le théâtre ait toujours occupé une place centrale.

Je ne suis ni théoricien du théâtre, ni philologue, mais je peux affirmer avec certitude que la naissance de l’art théâtral suppose que l’humanité ait franchi des étapes d’évolution spectaculaires. En particulier, l’évolution de la spatialité, le dialogue et l’échange public d’opinions, constituent un préalable pour l’émergence du théâtre. En d’autres termes, le théâtre n’est pas né seul : avec lui sont nées la littérature, la philosophie et, surtout — ce qui les englobe toutes — la langue.

Dans le cas de la Grèce, la langue et sa longue histoire c’est ce qui nous maintient en vie. Car notre histoire est pleine de surprises, de fossés et d’interruptions. Mais la langue conserve une sorte de continuité et c’est l’outil absolu pour le théâtre.  Parce que, comme je le dis toujours, le théâtre est un produit national. Ce n’est pas simplement une œuvre d’art, comme un tableau ou une pièce musicale, c’est un produit national, fortement lié à la nature de chaque peuple, ainsi qu’à sa langue.

Qu’est-ce que le théâtre pour vous ? De quelle manière contribue-t-il à poser ou à répondre aux grandes questions de la vie ?

Heureusement, le théâtre s’occupe de questions profondément essentielles, qui ne concernent jamais un seul individu. Ce sont des thèmes liés au parcours fascinant, difficile et souvent tragique de l’être humain sur la terre. C’est pourquoi certaines œuvres parviennent à survivre au-delà des limites de leur époque.

En observant la vie, on constate que nous avons besoin du théâtre et de l’imitation pour offrir à l’être humain quelque chose de plus — quelque chose qui contienne une autre manière d’apprécier la vie. Le théâtre apporte un supplément, mais sans pour autant se détacher du vital et du fondamental.

Bref, pour moi le théâtre est toujours un jeu passionnant et captivant, mais un jeu doté d’un contenu profond et essentiel.

Les grands thèmes que vous évoquez se retrouvent-ils dans la philosophie aussi ? Qu’est-ce qui, au fond, rend les œuvres classiques éternelles, qu’il s’agisse d’Homère, du théâtre antique ou de Shakespeare ?

Notre vie est traversée et déterminée par un petit nombre de grands thèmes, que l’on peut compter sur les doigts d’une main. Ce sont généralement l’amour, la mort, la création, le doute…

Mais, curieusement, notre existence est gouvernée par de petites choses. C’est sur cette contradiction fatale que se déroule notre brève vie. Et c’est sur elle, je crois, que le théâtre formule à chaque fois ses propres questions.

Le théâtre ne donne pas de réponses, car la vie ne donne jamais de réponses non plus. La vie est une manière de poser des questions, de se sentir humain parce qu’on pense, parce qu’on est curieux, parce qu’on s’interroge, parce qu’on n’est jamais pleinement satisfait…

Parlons un peu de ce que j’appellerais les « obsessions » de Stathis Livathinos : l’éducation théâtrale et le travail en équipe.

Je n’emploierais pas le mot « obsessions ». J’ai le privilège, jusqu’à présent du moins, de pouvoir choisir,  les personnes avec lesquelles je travaille.

La troupe avec laquelle je collabore est relativement stable depuis vingt-cinq ans, ce qui m’a permis de suivre l’évolution de jeunes artistes très talentueux, devenus aujourd’hui de grands créateurs. Bien sûr, j’ai également collaboré avec d’autres compagnies et artistes — notamment  Betty Arvaniti et le Théâtre de la rue Kefallinias ou encore le Théâtre National de Grèce du Nord, etc.

De manière générale, j’ai eu l’opportunité de choisir des collaborateurs intéressants, tout en évitant de me disperser dans trop de directions.  J’ai toujours cherché à ce que mes collaborations soient limitées et répondent à certaines conditions, afin de favoriser un théâtre sincère et vivant, que j’y parvienne toujours ou non.

Quelles sont les conditions nécessaires pour réaliser ce type de théâtre ?

Il y a d’abord la recherche, bien entendu. Mais il y a aussi des collaborateurs dont la personnalité, la manière de travailler et le talent nourrissent une curiosité et un intérêt communs pour certaines valeurs, telles que le travail collectif.  Cela ne signifie pas pour autant que nous effaçons la personnalité de chacun, bien au contraire.

Je ne prétends pas être le premier à m’intéresser à cette approche. De grands metteurs en scène que j’admire profondément — Strehler, Brook — ont servi ce type de théâtre, et il ne faut pas l’oublier. Sans parler des grands maîtres russes du théâtre, qui ont enseigné l’art dramatique comme un travail d’ensemble, cherchant à sortir le théâtre du marécage (bourbier) de la promotion personnelle.

Tout cela a commencé au début du siècle dernier : la tentative de faire sortir le théâtre de ce qu’on appelait alors le « marais ».

Quel est ce « marais » dont vous parlez ?

C’est le théâtre des protagonistes, le théâtre qui sert l’ego de chacun et fonctionne uniquement comme un moyen de mise en valeur personnelle.

Ce qui m’intéresse, c’est un théâtre où même le dernier des acteurs sur scène puisse être mis en lumière — que j’y parvienne toujours ou non.

C’est l’École russe qui change cette approche du théâtre ?

Oui, absolument, c’est l’École russe a profondément transformé cette perspective. Même si, je crois les grands hommes de théâtre de tous les siècles — Molière, par exemple — avaient eux aussi besoin de collaborateurs talentueux et inspirés.

Je pense que plus quelqu’un est doué, plus il souhaite s’entourer de collaborateurs importants, et non l’inverse. C’est, à mon avis, une leçon que l’histoire du théâtre nous enseigne, d’une manière ou d’une autre.

Pour moi, le véritable talent consiste à s’affirmer au sein d’un groupe des personnes dont on peut apprendre et avec lesquelles il vaut la peine de partager ses secrets.

Dans les représentations théâtrales de votre troupe, qui fête cette année ses vingt-cinq ans d’existence, on ressent l’énorme travail en coulisses, à tous les niveaux, pour s’adresser à un spectateur pendant quelques heures. Cette fugacité du théâtre, et le rapport au temps en général, sont-ils parmi vos préoccupations ?

C’est une question qui m’a toujours préoccupé — et elle devrait l’être encore davantage aujourd’hui, car nous faisons face à un adversaire redoutable : l’image.

L’image, avec ses secondes douces et anodines de scrolling, éloigne l’homme des secondes scéniques denses et significatives, du temps unique et chargé de sens que le théâtre offre.

Nous sommes souvent dans un état de distraction…

Absolument. Tout ce qui est en train de disparaître aujourd’hui, le théâtre l’impose comme condition essentielle, et c’est justement ce qui permet de maintenir haut le seuil de l’humanité.

Car le temps au théâtre possède sa véritable valeur ; l’homme cherche constamment à « acheter » du temps, tandis que le spectacle théâtral se déroule dans un temps fixé et exige une attention totale.

De plus, les secondes scéniques ou celles de la présence d’un acteur sur scène sont beaucoup plus lourdes, beaucoup plus significatives. Une seconde sur scène peut valoir un siècle, alors qu’une seconde dans la vie quotidienne peut sembler n’être rien.

Cependant, le passé vous préoccupe également. En lisant votre récent livre (Trois Epoques, Patakis, 2022), on a l’impression que vous souhaitez rendre hommage aux personnes qui vous ont profondément marqué…

Ces personnes représentent ma véritable richesse et celle de chacun. Nous ne sommes pas tombés du ciel.

J’ai eu la chance de croiser des personnes belles et remarquables, et je me sens extrêmement privilégié. De plus, d’une certaine manière, chaque personne laisse une empreinte en nous, à condition que notre vie soit pleine de sens et que nous y prêtions attention. Alors oui, c’est pour cela que je voulais parler dans mon livre.

Pour conclure, que signifie pour vous « Ce qui ne finit pas » (titre d’un spectacle de la Scène expérimentale, 2002-2003) ? Qu’est-ce qui ne finit pas au théâtre, dans la vie ?

Ce titre joue sur plusieurs niveaux. Ni la langue ne finit, ni le théâtre ne finissent avec notre départ.

Jusqu’au moment où tout prend fin. Et nous savons quel est ce moment : lorsque nous cessons d’exister et que nous retournons à notre point de départ, alors qu’ une autre personne prend notre place — c’est aussi une forme de continuité.

Ce qui ne finit pas n’est rien d’autre qu’une chaîne mystérieuse, particulière, étrange, propre aux êtres vivants et sensibles qui suivent la langue, le théâtre, la scène, l’art.

*Interview accordée à Magdalini Varoucha | GreceHebdo.gr

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M.V.

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