Elise Jalladeau commence sa carrière de productrice dans les années 90 avec une nouvelle génération de réalisateurs dont Rodrigo Moreno, Ildiko Enyedi, Jia Zhang Ke, Darezhan Omirbaev, Jérôme Bonnell, Petr Vaclav, Martin Rejtman…

En parallèle, elle crée et dirige l’atelier “Produire au Sud” de 2001 à 2010, avant d’animer le programme euro-asiatique “Ties that Bind” d’EAVE de 2010 à 2016.

Elle est actuellement directrice générale du Festival du film de Thessalonique, institution culturelle grecque qui comprend : le Festival international du film, le Festival international du documentaire, deux grands marchés de l’industrie rattachés aux festivals, le “boutique” festival Evia Film Project, 4 écrans de cinéma labellisés Europa cinema et exploités tout au long de l’année et le Musée du film de Thessalonique (collections, bibliothèque, éducation au cinéma, cinémathèque).

Elle est également membre du conseil d’administration d’Europa Cinéma.

A l’occasion du Festival international du documentaire qui aura lieu à Thessalonique du 7 au 17 mars 2024, Elise Jalladeau, directrice générale du Festival du film de Thessalonique a parlé à Grèce Hebdo* du caractère particulier du Festival qui est plutôt un institut de cinéma, des nouveaux projets tels qu’ « Evia film project » qui est un évènement entièrement dédié à la transition écologique, ainsi que du cinéma grec et des influences qu’il a reçues par le cinéma français tout en nous expliquant le paradoxe du cinéma!

Vous êtes la directrice générale du Festival International du Film de Thessalonique depuis 2016. Pouvez-vous nous en dire plus sur les initiatives du festival ces dernières années et sa relation avec la ville de Thessalonique ? Selon vous, quels sont les objectifs que le festival doit encore atteindre ?

Le festival est une organisation unique en son genre en Europe, puisqu’il s’agit d’une institution qui programme deux festivals européens de tout premier plan, deux marchés incontournables pour les professionnels du film, de la série ou du documentaire, un musée, des collections, une cinémathèque, une bibliothèque, des salles de cinéma qui proposent tout au long de l’année des sorties de films d’art et d’essai, un centre d’éducation à l’image très ambitieux sans oublier les bâtiments qui hébergent ces activités et qui sont pour la plupart des bâtiments historiques et iconiques de la ville de Thessalonique, comme l’Olympion ou l’entrepôt C sur le port. Nous prenons soin de ce patrimoine architectural et nous nous y investissons beaucoup pour le rendre 100% accessible à tous et environnementalement vertueux avec une empreinte carbone réduite.  Je n’oublie pas le Evia film project qui est un évènement entièrement dédié à la transition écologique que nous organisons début juillet à Evia.

On peut dire que le terme « festival » correspond à une petite partie de nos activités. Nous sommes plutôt un institut de cinéma dont les deux grands évènements seraient la partie émergée de l’iceberg. Depuis 2016, nous prêtons une attention particulière aux interactions avec notre écosystème et en particulier avec la ville dont nous portons le nom depuis 64 ans. On peut lister une série innombrable d’actions pendant l’année ou pendant les festivals prises à notre initiative qui vont des projections en plein air l’été à l’exposition organisée en novembre 2023 et toujours visible au musée, dédiée au plus Thessalonicien des réalisateurs grecs, Takis Kanellopoulos. Mais on peut aussi revenir sur les partenariats avec le Megaro Musiki ou le MOMus, le Musée d’art contemporain et le Musée de la photographie. Fin juin nous accueillerons le Europride à Thessalonique, dont nous sommes un partenaire actif et enthousiaste.

L’objectif que nous poursuivons depuis toujours, c’est d’être à la fois complètement local et complètement international. Je crois que nous arrivons à concilier ces deux échelles avec succès. Actuellement, nous travaillons beaucoup sur nos salles et sur le public pour que le festival soit un événement permanent tout au long de l’année:  un cinéma est un lieu de vie, de culture, de sociabilité pour une communauté locale et à Thessalonique, nous faisons en sorte de préserver et de développer ces atouts.

Pourriez-vous nous parler du Festival international du documentaire de cette année? On sait que le festival va honorer Dimitris Papaioannou, le performeur grec de renommée internationale qui parcourt différentes formes d’art et d’expression. Quels sont les objectifs et les principaux axes du festival cette année?

Le programme du Festival documentaire est un miroir du monde. Il doit être à l’écoute des problématiques qui traversent notre société et nos intimités et il doit offrir, à travers la sélection des films, un espace ouvert de dialogue. Ce parti pris (évidemment associé à des choix esthétiques et artistiques) donne chaque année un programme qui reflète le plus honnêtement possible notre société.

Le public aura cette année l’occasion de découvrir notre grande rétrospective « Citizen Queer » avec des documentaires qui ont marqué l’histoire du cinéma queer, un coup de projecteur sur l’œuvre de Dimitris Papaioannou, le grand chorégraphe et artiste complet qui nous a fait l’honneur de dessiner notre affiche. Il y aura également un hommage au grand documentariste, scénariste, romancier, traducteur Panayotis Evangelidis et une célébration du 50e anniversaire de la Restauration de la Démocratie en Grèce… et bien d’autres évènements…

Ces deux dernières années, le festival a organisé l’“Evia Film Project” afin de soutenir la région du nord de l’Eubée touchée par les incendies de 2021. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet? Comment s’intègre-t-il dans les activités du Festival et comment a-t-il été accueilli par le public ? Le projet sera-t-il de nouveau organisé l’été 2024?

L’ambition de notre Evia film project quand il a été conçu en 2021, à la suite des incendies qui ont ravagé le Nord d’Evia était de soutenir les communautés locales pour accompagner leur résilience économique, mais c’était aussi une déclaration de solidarité : nous sommes avec vous pour travailler ensemble sur ce projet que nous développons sur le long terme. L’idée est d’inscrire Evia sur la carte comme un lieu de référence pour le cinéma durable et éco-responsable, pour les professionnels de l’audiovisuel comme pour le public. 

Les deux premières éditions du Evia film project ont été très très bien accueillies par les communautés locales et par les professionnels et c’est pourquoi la troisième édition aura lieu cette année du 2 au 6 juillet.

Vous avez également été membre du conseil d’administration du Centre du cinéma grec. Comment voyez-vous le cinéma grec aujourd’hui ? Quelle est, selon vous, sa physionomie ? Y a-t-il des perspectives de croissance ?

Le cinéma grec est particulièrement dynamique depuis quelques années. Évidemment il y a toujours eu des grands auteurs grecs dont les films sont des références dans l’histoire mondiale du cinéma : Papatakis, Angelopoulos, Kakoyannis, Costa-Gavras, Boulmetis, Voulgaris, Koutras etc… il y a aussi eu des passages à vide pendant lesquels le cinéma grec s’est réinventé comme avec la génération « weird wave » de la décennie 2010 qui a vu l’éclosion d’une vague de jeunes réalisateurs/trices (Lanthimos, Makridis, Tsangari etc…) extrêmement talentueux qui ont ouvert la voie à une véritable révolution créative. Aujourd’hui le cinéma grec est stylistiquement et narrativement très varié. Et surtout, il renoue avec le public : rien que depuis la rentrée, les grands succès populaires tels que Fonissa de Eva Nathena ou Pauvres Créatures de Yorgos Lanthimos  côtoient d’autres œuvres multi primées en festivals tels Animal de Sophia Exarchou, Mon été avec Carmen de Zacharia Mavroidis ou Fingernails de Christos Nikou.

Nous sommes très impatients de partager avec le public du festival documentaire de Thessalonique des œuvres documentaires très fortes dont beaucoup sont réalisées par des femmes : Elina Psykou, Marianna Economou, Vania Turner, Eva Stefani…

Le cinéma, le documentaire, les séries grecques sont portés par une dynamique positive reconnue par les professionnels et par le public. Nous accompagnons cette dynamique pendant, avant et après les festivals à travers notre section Agora, réservée aux professionnels, en coordination avec les deux agences nationales dédiées à la création et au financement : le Centre du cinéma grec et Ekome.

Il est indéniable que le cinéma grec a été influencé par le cinéma français, surtout dans les années 1960-1980. De nombreux réalisateurs grecs ont étudié ou vécu en France tels que Theo Angelopoulos, Tonia Marketaki, Nikos Panagiotopoulos, Roviros Manthoulis. Selon vous est-ce que ça existe encore des transferts culturels entre les deux pays dans le domaine du cinéma? 

Le cinéma d’auteur français et la nouvelle vague ont influencé la façon de faire du cinéma dans le monde entier, et le cinéma grec évidemment, d’autant plus que de nombreux réalisateurs étaient réfugiés en France pendant la junte des colonels. Aujourd’hui cette influence est sans doute plus diffuse, moins évidente. On peut faire un parallèle avec la cuisine française : elle a influencé la gastronomie mondiale et la façon de servir les repas, de préparer les sauces, de cuire les viandes. Les chefs du monde entier se sont approprié les techniques de la cuisine française à tel point que celle-ci est omniprésente sans que son influence soit toujours identifiable. Pareil pour le cinéma français : plus il irrigue le cinéma mondial et grec, moins son influence est perceptible. Et c’est tant mieux car c’est le signe ultime de son universalisme.

D’après votre expérience et ayant travaillé et vécu dans le monde du cinéma, est-ce que finalement vous avez une réponse si le cinéma est plutôt un art ou une industrie?

Les deux évidemment : le cinéma a été inventé par des techniciens et des industriels. Je ne crois pas qu’il ait été perçu comme un art à l’origine. Il était plutôt appréhendé comme une curiosité divertissante et commerciale. Mais il est devenu très vite un art lorsque des réalisateurs, des auteurs ont vu le potentiel de ces images animées et y ont exprimé leurs talents. C’est tout le paradoxe du cinéma : une industrie de prototypes et un art commercial. La fabrication et la diffusion d’un film ou d’un documentaire s’effectue dans un écosystème complexe et instable, en révolution permanente : révolutions techniques, économiques mais aussi artistiques se sont succédé, souvent intrinsèquement liées entre elles. Notre focus sur les Manifestos (accompagné d’une publication bilingue) sera consacré à ces révolutions qui ont façonné, transformé et redéfini l’identité et le contenu d’un genre en constante évolution.

* Entretien accordé à Ioulia Elmatzoglou

IE

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