Au sud de la France, dans une région entre l’embouchure du Rhône et la Méditerranée, des immigrés de la Grèce se sont installés pendant les premières décennies du 20e siècle pour travailler dans les salines, sous des conditions très dures et dangereuses pour leur santé. Annie Maïllis, auteur du livre «Des Grecs en Camargue, chroniques d’exil entre sel et mer» paru aux éditions Odyssées parle à GrèceHebdo de cette communauté mal connue.
 
Parlez- nous un peu de ce “people du sel”, de ces Grecs de Camargue, descendants des pécheurs d’éponges de l’ île de Kalymnos venus en France?
Après la guerre de 14-18, la Compagnie Péchiney embaucha à Salin-de-Giraud de nombreux Grecs dans ses salines dont elle exploitait les eaux de mer et leurs composants chimiques. Ces Grecs venaient pour l’essentiel d’une île du Dodécanèse, près des côtes turques, Kalymnos, alors en proie à la misère à cause d’une maladie des éponges, dont la récolte par hauts fonds constituait la principale ressource de l’île qui s’en était fait une spécialité. Après la catastrophe de Smyrne en 1922, de nombreux autres vinrent d’Asie Mineure, fuyant  les persécutions turques dans ces îles dont ils aggravèrent la pauvreté. Ces «réfugiés du désastre» auxquels il faudrait ajouter leurs «frères arméniens» réchappés du génocide se sont reconstruits à travers une culture du sel. En Basse Camargue, ils ont trouvé de quoi vivre pauvrement mais heureusement grâce à la Compagnie et à son capitalisme paternaliste. Ils travaillaient très dur, observaient une discipline stricte et, en échange, ils étaient pris en charge. Leurs enfants ont pu gratuitement pratiquer tous les sports, y compris le tennis, partir en colonie de vacances, et bénéficier d’un emploi de père en fils. Eux qui, pour la plupart, avaient vécu de la mer en fouillant son ventre pour y récolter des éponges, ont continué à vivre d’elle en recueillant son sel ou en travaillant à exploiter ses autres composants. S’ils sont restés et se sont même accrochés à Salin-de-Giraud, malgré une activité salinière réduite à la portion congrue, c’est à cause de la mer, qui est leur véritable territoire, et avec laquelle ils entretiennent des liens très forts, quasi organiques depuis la plus haute antiquité : espace de ressources vitales, d’échanges, de liberté….
Quels rapports ont maintenu ces Kalymniotes aves des immigrés d’autres pays (italiens, espagnols etc.)? Peut-on parler à propos d’ eux d’ une intégration réussie dans la société locale. 
Dans le documentaire «Le peuple du sel, Paroles de Grecs» de Thomas Gayrard réalisé à la suite de mes travaux, un des intervenants, Dimitri Priftis, dit: «Salin-de-Giraud, c’ était le pays de l’intégration réussie ». Plusieurs communautés y ont en effet cohabité harmonieusement: Italiens (la majorité), Grecs et Arméniens notamment. Leur isolement géographique dans ce « bout du monde », leurs conditions sociales identiques, leur passé douloureux ou tragiques, leur patrie à jamais perdue pour les Grecs d’Asie Mineure, leur extrême promiscuité en ont fait, selon leur expression, «une grande famille». Tous venaient soit des départements limitrophes pauvres (Gard, Lozère), soit des pays étrangers, chassés par la pauvreté ou les persécutions politiques. Le village, entièrement implanté par les compagnies Pechiney et Solvay dans un zone de marais insalubres sans habitations, se constitua d’emblée en une double cité industrielle et cosmopolite. Dans les années trente, ces «métèques» eurent à faire cependant à la xénophobie des Français dans un climat général délétère. Mon père évoquait les apostrophes «sales Grecs» qui leur étaient adressées quotidiennement soit par les contremaîtres soit par leurs condisciples quand ils se rendaient à l’école des métiers à Arles (l’injure englobait d’ailleurs les Arméniens avec lesquels ils étaient confondus). Mais ils n’en éprouvaient pas une grande rancœur, protégés par leur regroupement chaleureux dans une communauté soudée.
Quelles traces de cette « Petite Kalymnos » restent aujourd’hui en Camargue? 
Les traces de la présence grecque se retrouvent dans les noms donnés à une rue de Salin «boulevard Kalymnos» ou à un quai du Rhône à Arles («quai Kalymnos»), comme dans l’activité développée par plusieurs associations: comité de jumelage Arles/Kalymnos et «Kalymnos-Dodekanisos» qui envoient du matériel médical ou favorisent la formation des médecins, ou encore  «Odyssées» que je préside et dont le but est de promouvoir la culture de la diaspora. Plus profondément, la région d’Arles  et son département est marquée par la présence grecque à travers ses fêtes et les manifestations autour de l’église orthodoxe, notamment à Pâques. Les descendants de ceux qu’on appelle «primo arrivants», maintiennent l’héllénisme en conservant de leurs pères la langue, la religion, la cuisine ou la danse, enseignée hebdomadairement. Ils entretiennent des liens étroits avec l’île ou la terre des origines; certains y ont acquis une maison, beaucoup s’y rendent chaque année. Ils revendiquent ainsi une double identité camarguaise et grecque.

 

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