‘’Pour les philosophes contemporains, la Grèce est le code génétique ‘’ nous affirme Gilles Lipovetsky, philosophe et sociologue, spécialiste des mutations de vie et de comportements collectifs dans le monde contemporain. On a pu le rencontrer juste avant sa conférence le 30 mai à la salle plein de monde de l’Institut Français de Grèce. 
 
 -Le bonheur par les objets, par la beauté des objets, pourquoi ce bonheur du ‘’capitalisme artiste’’ comme vous l’appelez reste encore inachevé, inaccompli ? 
 
-Il est inachevé ou inaccompli en deux sens : le premier sens c’est que le capitalisme aujourd ‘hui a incorporé la dimension esthétique dans tout l’univers de la consommation mais pour le meilleur et pour le pire. Dire que le capitalisme comporte la dimension esthétique ne veut pas dire qu’il crée de la beauté. Cela veut dire qu’il intègre la dimension de séduction, quelque chose qui touche les gens, mais il peut créer des choses horribles là-dedans. La publicité, les programmes de télévision, l’urbanisme en font souvent la preuve. 
 
Mais il y a un deuxième sens aussi, pourquoi il reste achevé, c’est que le capitalisme a créé une sorte de surconsommation de produits esthétiques : la musique, les images, les magazines. Nous sommes entourés de beauté. Et en même temps, cette beauté, elle ne donne pas de bonheur. Alors Dostoïevski disait que la beauté sauvera le monde. Non, ce n’est pas la beauté qui sauvera le monde. La consommation, c’est bien, il faut… mais l’être humain n’est pas qu’un consommateur. Il faut voir que l’être humain c’est un être relationnel, il fait des rapports avec les autres, il y a la vie affective et puis nous avons la vie créative, la vie éthique. Il y a beaucoup d’autres notions que la consommation. Le ‘’capitalisme artiste’’, capitalisme de consommation a réussi à transformer notre planète en univers de consommation. Le résultat dans la vie des gens est ambigu. D’abord parce que avec la crise, il y a des gens qui n’arrivent pas à subvenir à leurs besoins. Et deuxièmement parce que se pose une question de fond. Est-ce que l’idéal humaniste qui nous réunit les Européens peut trouver sa vraie concrétisation dans la consommation. Il ne faut pas diaboliser la consommation. Mais il ne faut pas non plus en faire un nouveau dieu, un nouveau fétichisme. L’être humain peut faire autre chose qu’acheter des marques. Donc bien entendu la question du bonheur touche l’être tout entier, les philosophes grecs l’avaient parfaitement compris depuis l’origine que le bonheur touche la question du désir, des passions, des rapports aux autres. Et que l’économie et la politique c’est essentiel mais pour le bonheur il y a d’autres choses aussi. C’est pour cela que c’est si compliqué et que vraisemblablement on ne trouvera jamais la solution du bonheur. On pourra progresser dans le bien-être matériel, le bonheur je ne crois pas. Je ne pense pas que nous soyons plus heureux globalement que dans d’autres civilisations. Le bonheur ce n’est pas un objet, le bonheur c’est un sentiment. 
 
 – Vous utilisez des termes comme ‘’hyper-modernité’’, vous insistez sur l’excès de la consommation, vous utilisez même des termes comme « consommation émotionnelle » pour montrer le nouvel attachement, dans la mesure où celle-ci qui a pris la place de la ‘’ consommation honorifique’’ d’autrefois. Peut-on continuer à parler de cet excès de consommation au moment où la crise actuelle et la pénurie matérielle ne font que progresser ? 
 
 -Je pense que oui. A partir de 2008, lorsque surgit la faillite de Lehmann Brothers évidement l’économie mondiale était au bord du précipice. Il y a tout un ensemble, (chercheurs, consultants etc.) qui affirment que tout cela va changer. Les gens comprennent qu’ils doivent vivent autrement et que la consommation stagne. Qu’est-ce qui se passe en réalité ? Ce n’est pas les gens qui ont changé, c’est la situation qui a changé. Effectivement on assiste à une chute du pouvoir d’achat spectaculaire d’où un véritable problème. Mais c’est que les gens ont intégré maintenant le modèle consommateur et quand on leur dit non, maintenant non, tu vas plus voyager, tu vas plus acheter, ce n’est pas possible ça ! C’est à dire que maintenant même les pauvres, les plus pauvres sont devenus dans leur tête des consommateurs. 
 GILLES FINAL 2 1
Je vous donnerai un exemple parce que ça m’amuse : moi j’étais jeune dans les années ’50, c’était le début de la musique de tourne-disque. Je venais d’une famille modeste, j’avais peut-être 20 microsillons de 45 tours, 30 maximum, j’écoutais tout le temps les mêmes. Aujourd’hui les jeunes ont 20 millions de morceaux qui peuvent écouter non-stop, c’est une hyperconsommation, c’est bon marché voire gratuit. Avant en France, il n’y avait qu’une chaine de télévision, tous on regardait le même programme, aujourd’hui il y a des chaines pour enregistrer, il y a des dvd, ils font des téléchargements des films, il y a une consommation culturelle énorme. Le tourisme, vous croyez que les gens vont arrêter de voyager ? Mauvais pour la Grèce, mais ca se passera pas ! Au contraire il va se développer énormément. Il y a un milliard à peu-près actuellement des touristes internationales. Un milliard ce n’est pas beaucoup, dans six milliards d’habitants. Dans 20-30 ans il en aura trois milliards probablement, probablement deux peut-être, un milliard de plus des touristes et vous croyez que les autres milliards sur la planète ils vont dire ”non, moi je ne prends pas l’avion, je reste dans ma ville”. Les gens veulent, c’est clair ! 
 
Alors, il y aura des militants peut-être pour l’écologie, je comprends, mais je vois pas du tout les gens devenir raisonnables, des consommateurs raisonnables.

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