À l’occasion du 40e anniversaire de la mort de Yannis Skaribas (1893-1984), l’une des plus importantes figures de la littérature grecque moderne, la municipalité de Chalkida, la ville où il a passé la plupart de sa vie, a proclamé 2024 « année Skaribas ». L’objectif est d’honorer l’héritage spirituel de ce poète, écrivain et dramaturge unique et de mettre en lumière les valeurs précieuses que son œuvre représente.
Une écriture idiosyncrasique
Connu pour son écriture innovante et idiosyncrasique, ainsi que sa perspective surréaliste, détachée de tout courant, Skaribas parvient à capturer les conflits intérieurs et les préoccupations existentielles de l’homme, tout en introduisant les concepts de l’absurde et du paradoxe dans le théâtre et l’écriture.
Surréaliste sans avoir jamais rejoint le cercle des surréalistes, opposant à l’écriture réaliste il utilise le langage de manière anarchique et paradoxale, comme une parodie de la langue des érudits. Il ignore la forme, détruit les structures traditionnelles de la narration, renie la syntaxe et son ordre linéaire, et enregistre la réalité telle qu’il la comprend et la perçoit, au-delà des règles de la logique.
Son radicalisme est tellement personnel que les analystes de son œuvre doutent que Skaribas puisse être caractérisé surréaliste. Bien qu’il utilise des éléments surréalistes tels que les associations, dans le but de subvertir l’ordre logique et de ridiculiser les situations, la caractérisation de Skaribas comme surréaliste, telle que nous la comprenons aujourd’hui, est loin d’être correcte. D’ailleurs, selon les chercheurs, Skaribas, qui très rarement quittait Chalkida, n’a pas eu accès à des textes surréalistes grecs ou étrangers, au moins au début de sa carrière. Il est impressionnant donc que ses préoccupations et poursuites littéraires se sont identifiées à celles de ses contemporains européens.
« Je les mets à l’envers pour qu’ils se tiennent debout », disait Skaribas. Dans cette phrase, il résume l’identité surréaliste de son existence et son hostilité persistante et obsessionnelle à l’égard des conventions.
Yannis Skaribas est né à Agia Efthymia Parnassis (1893), mais il s’est attaché à Chalkida, la capitale de l’île d’Eubée, comme Karyotakis s’est attaché à Preveza, Cavafy à Alexandrie et Papadiamantis à Skiathos. Il s’y installe après son mariage avec Eleni Kefalinitis en 1919, travaille dans un bureau de douane, devient père de cinq enfants, voyage peu et mène une vie de combattant créant des œuvres inattendues, originales, détachées des mouvements littéraires cultivant ainsi un art personnel. Au fil des années, il développe une relation « érotique » avec Chalkida, cette ville provinciale devenant un lieu intime, un lieu d’utopie, un symbole de Skaribas, alors que Skaribas devient « l’idole de Chalkida ».
Les paroles des chansons populaires, les jeux avec les virelangues, les formules du théâtre d’ombres, les bavardages d’enfants et les imitations sonores inspirent son écriture. Des mimes et des figures de Karaghiozis habitent ses mondes, qui sont des mondes inversés. « Je les mets à l’envers pour qu’ils se tiennent debout », disait-il. Dans cette phrase, Skaribas résume l’identité surréaliste de son existence et son hostilité persistante et obsessionnelle à l’égard des conventions. Furieux, héroïque, inquiet, sans peur jusqu’à son dernier moment, il est devenu la voix de tous les hommes. Yannis Skaribas est l’un des premiers écrivains grecs du 20e siècle à exprimer l’absurde dans ses œuvres pour faire la satire et la critique de ses contemporains.
L’œuvre de Skaribas
En 1932, il publie « Le Bouc Divin », une œuvre qui marquera le début de son style d’écriture particulier, considérée comme l’une des « premières œuvres d’avant-garde de la littérature grecque moderne ». Le héros de ce roman vit dans un monde de contradictions incapable de faire des compromis avec les règles sociales et le système de valeurs établies de son époque faisant recours à un isolement personnel. « Le Bouc Divin » est en fait un anti-roman où son héros repousse les limites convenues vers un modèle de structure humaine primitive et non conventionnelle.
La même année, Skaribas publie son premier recueil de poèmes intitulé « Ullalum », alors qu’il s’était établi comme prosateur. Le recueil, qui est apprécié par les critiques, contient essentiellement de vers en prose dans lesquels le monde imaginaire de Skaribas est redéfini par l’étrange et le bizarre. Malgré les éléments de ridicule et d’horreur présents aux poèmes, la tristesse sous-jacente est évidente.
Le roman « Mariabas » sorti en 1935 et chaleureusement accueilli par la critique, est considéré comme le chef-d’œuvre de la période de l’entre-deux-guerres. « Mariabas » raconte le trajet d’un jeune fonctionnaire vers le suicide. Avec sa chronologie compliquée, ses récits imbriqués, ses changements de perspective narrative, ses parodies stylistiques et son mécanisme d’intrigue aussi complexe, aussi drôle et angoissant qu’une farce de Feydeau, « Mariabas » subvertit la cohérence tragique de la vie dans la fiction du 19e siècle. En réalité, Sκaribas avec cette œuvre met en place un jeu d’anticonformisme et offre au lecteur les plus grands rebondissements : d’une part, son (anti-)héros ébranle les fondements établis de la société et des comportements dignes, et d’autre part, le récit détruit le développement « naturel » de la fiction en abolissant ses conventions et ses principes.
« Le Solo de Figaro », publié en 1939, est selon les analystes le roman le plus novateur et le plus audacieux de la génération des années trente. Mario Vitti, grande figure des études néo-hellénistes, a suffisamment commenté le « pouvoir du langage » dans l’œuvre de Skaribas identifiant une similitude entre l’écrivain et Embiricos pour ce qui est de l’utilisation de « katharévousa » qui exploite la structure syntaxique mais pas le sens des mots, plaçant d’ailleurs Skaribas sur le point de l’« écriture automatique ». En effet, dans « Le Solo de Figaro », Sκaribas fait la satire du surréalisme et de sa technique à travers la parodie et le discours ironique de son héros-narrateur.
Au cours des décennies suivantes, Skaribas s’est également tourné vers le théâtre d’ombres grec, donnant des représentations avec ses propres scénarios utilisant des figures du théâtre de Karaghiozis fabriquées par lui-même (exposées aujourd’hui au musée Skaribas à Chalkida). Il a également publié un livre sur le sujet, intitulé « Antikaragiozis le Grand ».
Son activité s’est poursuivie jusqu’aux dernières années de sa vie, avec des poèmes, des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre, des essais et des études. Il a été honoré par la Société des études eubéennes (1964) et par la municipalité de Chalkidα (1978), et il a reçu le premier prix national de littérature en prose pour son livre « La fuite en avant » (1976).
Jusqu’à présent seulement deux œuvres de Skaribas ont été traduits probablement à cause de l’écriture si particulière de l’écrivain. Force est de constater que sa production littéraire place au premier plan le langage puisque Skaribas s’est occupé minutieusement de la déconstruction du langage tout en formulant ses pensées avec un système d’écriture subversif et idiosyncrasique, combinant également des éléments du surréalisme, du modernisme et de l’absurde. « Le Solo de Figaro » a été traduit en français par Constantin Kaïteris en 1995 publié sous le titre « L’Air de Figaro » chez les éditions Hatier, alors que Leo Marshall a traduit « Mariambas » en anglais en 2015 chez les éditions Birmingham University Press.
La littérature place aujourd’hui Skaribas parmi les principaux tenants et représentants de l’absurde dans le domaine de la littérature grecque moderne et du théâtre de l’absurde. De nombreux chercheurs le considèrent d’ailleurs comme le premier écrivain grec du genre.
Georges Séféris, le grand écrivain grec, a caractérisé l’écriture de Skaribas comme « le jazz de l’Euripe » (Euripe est le détroit qui sépare l’Eubée de la Béotie au niveau de la ville de Chalkida) décrivant ainsi cet artiste unique qui était un anarchiste discipliné, anticonformiste et désobéissant tout comme le jazz.
Aujourd’hui Skaribas séduit ceux qui apprécient son humour et son langage subversif, le fragmentaire, l’incohérent, l’absurde, le ludique et le passage du sérieux au grotesque.
2024, Année Yannis Skaribas
Des divers évènements sont organisés au cours de l’année 2024 Yannis Skaribas qui a été realisée suite à une demande de l’Association des Amis de Skaribas. Plus précisément, il s’agit :
- Des concerts de musique symphonique liés avec son œuvre
- Des représentations musicales et théâtrales liées également aux œuvres de Skaribas
- Expositions des figures de Karaghiozis fabriquées par Skaribas aux grands événements culturels à Athènes et dans d’autres grandes villes, ainsi que dans la région de la municipalité de Chalkida
- Activités éducatives sur Skaribas dans de nombreuses écoles d’éducation formelle et informelle
- Représentations des figures de Karaghiozis (avec Skaribas parmi les protagonistes) dans des dizaines d’écoles de la municipalité de Chalkida et ailleurs
- Recherches/études, ateliers scientifiques sur Skaribas en relation avec la société, la tradition folklorique, la nature, etc.
- Visites des écoles, des associations culturelles etc. au Musée Skaribas et aux « Voies de Skaribas » dans la ville de Chalkida
Exposition des éditions Nefeli
Dans le cadre de l’Année Skaribas, les éditions Nefeli présentent une exposition collective du 19 septembre au 3 octobre, sous le titre « Chaises Vides ». Inspirée par l’œuvre de Skaribas, l’exposition vise à présenter un dialogue visuel entre des artistes contemporains et les œuvres du grand écrivain grec.
Les artistes participants adoptent divers moyens et techniques pour créer des œuvres qui engagent une conversation avec les textes de Scariba, s’approchent des émotions profondes soulevées dans son œuvre et élargissent finalement son influence au-delà des frontières de l’écriture, par le biais de l’art visuel et de la musique. Les œuvres de l’exposition Empty Chairs seront accompagnées de manuscrits provenant des archives personnelles de Yannis Skaribas. Les œuvres de l’exposition seront accompagnées de manuscrits provenant des archives personnelles de Yannis Skaribas.
Les artistes qui participent sont : Vassilis Angelopoulos, Spyros Angelopoulos, Barba Dee, Iris Depasta, Rita Mosss, Stavroula Papadaki, Raphael Petropoulos, Pericles Pravitas, John Sugahtank, Julia Sotiriou, Heo Tsop.
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* Image d`introduction par l’exposition des éditions Nefeli « Chaises Vides »
Sources principales du texte
www.skarimpas.gr
Kostiou Katerina, Ασύμβατη συνοδοιπορία. Όψεις τής έκκεντρης γραφής και ιδεολογίας τού Γιάννη Σκαρίμπα, editions Nefeli, 2017
Tsouprou Stavroula, Η υπερπεζογραφία τού Γιάννη Σκαρίμπα
Kouzeli Lamprini, Τριάντα χρόνια από τον θάνατο του Γιάννη Σκαρίμπα, TO VIMA 21.01.2014
Chronos – Dossier Yannis Skaribas
Ioulia Elmatzoglou | GreceHebdo.gr
I.E.
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