La Catastrophe de l’Asie mineure a marqué la phase finale d’une décennie dramatique de l’histoire grecque, qui a commencé avec le triomphe militaire et diplomatique des guerres Balkaniques (1912-1913) et s’est achevée avec la signature du Traité de Lausanne (1922-1923) et la fin définitive de la Grande Idée.

La défaite de l’armée grecque dans la guerre gréco-turque (1919-1922) et la vague de réfugiés d’Asie mineure vers l’État grec qu’elle a entrainé ont marqué le récit grec du XXe siècle. Les narrations qui en ont résulté ont contribué à la formation de l’histoire publique, car, comme l’affirme l’historienne Elli Lemonidou dans son entretien avec Grèce Hebdo : « Il suffit de considérer la grande influence diachronique de facteurs tels que la littérature et les rituels publics sur la formation des consciences sur le passé ».

En effet, depuis 1922, un nombre important de romans et de nouvelles inspirés de la Catastrophe de l’Asie mineure ont été publiés. Certains de ces textes occupent même une place centrale dans le canon de la littérature grecque moderne.

Des écrivains originaires d’Asie mineure, témoins de cette période si dramatique pour l’hellénisme ont enregistré de manière penetrante leurs impressions sur ce qu’ils ont entendu voire vécu. Dans quelques cas, et même dans le même ouvrage, les références au mois desastreux d’ août 1922 se combinent avec des descriptions de la vie avant le début de la guerre. Ainsi, il y a un avant et un après 1922 : il y a la période quasi idyllique à savoir la coexistence pacifiée avec les Turcs et l’atmosphère d’un paradis perdu doublé du réel extremement difficile.

Smyrne, Photo du film “The Great Fire of Smyrna” de George Magarian, 1922

Les auteurs tentent de reconstruire les événements  à travers un approfondissement vertical de la mémoire et du fourneau de l’histoire. Le résultat n’est pas une narration d’événements historiques, mais une recomposition littéraire de ces derniers par la médiation et le montage. Ces œuvres s’inscrivent dans le schéma « littérature et trauma », à savoir une littérature qui tente de raconter l’indicible ou de verbaliser le traumatisme, personnel et collectif .

Selon Peter Mackridge, ces romans et récits regroupent trois thèmes, et chaque texte se concentre sur un ou plusieurs d’entre eux : (i) la vie en temps de paix en Asie mineure avant la Catastrophe ; (ii) l’expérience de la guerre, allant de la captivité et/ou à l’expulsion ; et (iii) la réinstallation des réfugiés en Grèce, avec les difficultés économiques, sociales et psychologiques .

Parmi les œuvres littéraires les plus emblématiques liées à la catastrophe d’Asie Mineure, on peut citer les suivantes :

La Grande pitié, Sérénité et Terre Éolienne de Ilias Vénézis

Ilias Vénézis, né en 1904 à Aïvali, sur la côte d’Eolide, s’est réfugié avec sa famille, en 1914, à Lesbos. À la fin de la guerre, il regagne l’Asie mineure. En 1922, alors qu’il se prépare à se rendre en France pour y faire ses études d’ingénieur, il est emmené par les Turcs dans les camps de travail d’Anatolie. Il en réchappe, revient en Grèce et entre comme employé à la Banque de Grèce à Athènes en 1925. En 1943, il subit trente jours d’isolement dans une cellule de condamné à mort d’une prison allemande.

terre eolienne Venezis

Vénézis est devenu fameux pour sa trilogie qui met en scène le monde grec de la rive et de la mer Égée avant et après la Catastrophe. L’ordre d’apparition des livres ne correspond pas à l’ordre chronologique des événements décrits : le premier (La Grande pitié) traite de la période de la Catastrophe elle-même et de la persécution des populations par les Turcs ; le deuxième volet du triptyque, intitulé Sérénité, décrit les aventures troublantes suite à l’arrivée des réfugiés en Grèce, alors que le troisième (Terre Éolienne) couvre la période qui précède l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Dans « Terre Éolienne », l’écrivain fait référence à la coexistence pacifique des Grecs avec les Turcs. Le livre est un vaste récit dans lequel le narrateur se penche sur les années de son enfance, dans un climat de nostalgie et de rêve, où les hommes et la nature sont condensés dans une indissociable unité. Le récit se termine avec les premières persécutions menées par les Turcs contre les populations chrétiennes en 1914-1915. La « Terre éolienne » s’obscurcit brusquement : quitter la patrie, le monde du grand-père, c’est comme être chassé du paradis biblique qfin de se diriger vers la souffrance et la mort.

Avant que la ville brûle de Cosmas Polìtis

Le livre évoque la vie quotidienne dans un quartier populaire de Smyrne. Ceci reconstitue l’enfance de ses héros, leurs moments heureux et insouciants, mais aussi le changement dramatique de leur vie pendant la guerre et plus tard avec le déracinement définitif. Le roman est écrit dans l’idiome de Smyrne, avec de nombreux mots d’origine turque, ainsi que des mots en français transposés tels quels. L’écrivain Christophoros Milionis (1989) a noté, à la suite de Mackridge, que « Avant que la ville brûle » constitue un récit de forme pyramidal basé sur de « petites catastrophes » qui « contribuent et culminent » dans la « grande catastrophe » de Smyrne.

Histoire d’un prisonnier de Sratis Doùkas

Lors de la guerre, un soldat grec  se fait prisonnier s’évade au péril de sa vie. Il se cache dans les bois, devient berger en se faisant passer pour un turc et parvient à embarquer pour la Grèce. En 1928, Stratis Doùkas (1895-1983), peintre et journaliste, lui aussi originaire d’Asie mineure, rencontre cet évadé et note son récit. C’est à partir de ce temoignage retravaillé qui résulte l’ « Histoire d’un prisonnier ». Ce livre est devenu un classique, où par-delà le récit, l’âme d’un peuple s’exprime avec la plus grande sobriété. Stratis Doùkas engagé lui-même dans l’armée grecque, il perdra un bras lors de la déroute de celle-ci en Asie mineure. Il commence à écrire en 1924. À la sortie de l’  « Histoire d’un prisonnier » on disait que Doùkas avait érigé la simplicité en genre littéraire, qu’on entendait en le lisant Homère et l’Écriture sainte. Ces éloges, qui ont pu passer à l’époque pour une exagération amicale, sonnent aujourd’hui plus justes que jamais.

livres asie mineure

Aïvali ma patrie de Fotis Kontoglou

Écrivain, poète, peintre, très imprégné de religion orthodoxe, Kontoglou a beaucoup voyagé mais n’a jamais cessé de revenir et repenser sur Aïvali, sa ville natale. Dans ce texte, il rend compte de l’histoire tourmentée de cette contrée, soumise aux aléas de la politique ottomane. Port stratégique et dynamique, Aïvali était également dotée d’un riche patrimoine culturel qui en faisait le phare de la culture hellénique à l’étranger. La première guerre mondiale mettra un terme définitif à cette période. Celle que Fotis Kontoglou se reconstitue sans faille, livrant ses souvenirs sous forme de listes, d’évocations poétiques, ou d’anecdotes plus factuelles. Un beau portrait en creux de l’histoire récente de la Grèce tout entière.

Terres de sang de Dido Sotiriou

Dido Sotiriou (1909-2004) est née à Aydin en Asie Mineure. Après avoir rejoint Athènes à la suite des événements de 1921 dont Terres de sang fait le récit, elle part étudier la littérature en France. Elle y travaille comme journaliste, rencontrant notamment André Malraux et Louis Aragon. De retour en Grèce, tout en continuant de militer, elle poursuit son œuvre littéraire, couronnée en 1989 par le Grand prix national de Littérature, puis par le prix de l’Académie d’Athènes et traduite dans de nombreuses langues. « Terres de sang » suit les pas de Manolis Axiotis, un jeune né dans un village grec d’Anatolie. Manolis est envoyé à Smyrne par son père pour y apprendre le commerce. Pensant y trouver une forme de vie paradisiaque, il se trouve vite enrôlé dans l’armée ottomane, pour rejoindre un bataillon d’ouvriers, lorsque la Première Guerre mondiale éclate. En tant que non-musulman, il reçoit un traitement particulièrement rude… avant d’être réintégré dans l’armée grecque, où il connaîtra la défaite face à Mustapha Kemal. Dido Sotiriou offre une œuvre historique et d’aventures équilibrée, d’une humanité et d’une limpidité rares, qui a d’ores et déjà acquis le statut de classique.

Pour la petite Dido, qui a alors 13 ans, la catastrophe est d’abord familiale : « On jouait à cache-cache avec la mort. Trois années d’incendies et de massacres nous avaient déracinés et jetés dans le port du Pirée où mon père deviendra docker », racontait au Monde Sotiriou en 1996 (Le Monde du 20 septembre 1996).

smirne 14 septembre 1922

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L.S

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