
Montagneuse et boisée, l’île de Thasos située au nord de la mer Égée fut parmi les cités les plus importantes de Grèce du Nord dans l’Antiquité grâce à sa position stratégique au débouché de routes commerciales sur la voie maritime reliant la Macédoine à l’Asie Mineure. La colonisation de l’île par des Grecs de Paros, vers 670 av. J.-C., est un tournant majeur. Base navale d’un intérêt stratégique primordial pour toute puissance voulant contrôler le nord de la mer Egée, Thasos sut aussi s’adapter à l’hégémonie d’Athènes, puis à celle de la Macédoine, à celle de Rome enfin. Cette modestie politique douloureusement acquise lui permit de connaître différentes périodes de prospérité. Les fouilles de l’École française d’Athènes débutent véritablement en 1911, sous la direction de Ch. Avezou, Ch. Picard et A. Reinach. Depuis lors, plus d’un siècle de fouilles – de plus en plus souvent menées en collaboration avec le service archéologique grec de Kavala – ont fait de Thasos l’une des cités les mieux connues du monde grec.
Une colonie de Paros avec des traces humaines de l’époque paléolithique
Thasos a été habitée dès l’époque paléolithique, mais les premiers vestiges importants que l’on connaisse – sur des sites de l’intérieur de l’île – datent de l’âge du bronze. L’histoire grecque de l’île ne commence qu’au début du VIIe s. av. J.-C., vers 670, lorsque des colons originaires de Paros, encouragés par un oracle de Delphes et guidés par leur chef Télésiclès – le père du poète Archiloque – abordent les rivages de l’île. Ils se heurtent alors aux populations thraces qui l’occupent, et mettent plusieurs décennies à assurer leur domination sur l’île et la région côtière du continent.

D’une superficie de 380 km2, l’île est divisée par une chaîne de montagne abrupte, dominée par le mont Hypsarion (1208 m). L’ensemble de l’île formait le territoire de l’antique cité de Thasos, dont le centre urbain éponyme se situait au Nord, à l’emplacement de l’actuelle ville de Liménas. Dès les premiers temps de la colonisation, les Thasiens ont su tirer parti de la variété des ressources offertes par leur chôra. Son substrat fournit des richesses importantes, exploitées de l’époque paléolithique à nos jours : mines d’ocre, d’or, de fer, d’argent et de cuivre, carrières de marbre.
Vers 500, la cité est riche et protégée par un puissant rempart nouvellement construit. Elle se soumet pourtant par deux fois aux cours des guerres médiques, à Darius en 491 puis à Xerxès en 480. Après la victoire des cités grecques, Thasos passe dans l’orbite d’Athènes et intègre la Ligue de Délos, dont elle est l’un des plus riches contributeurs jusqu’à sa révolte contre l’impérialisme athénien en 465. Après plus de deux années de siège, la cité finit par céder et doit livrer sa flotte et abattre ses remparts.

Après les troubles de la guerre du Péloponnèse Thasos rejoint la seconde confédération athénienne en 375, et connaît alors une nouvelle prospérité, fondée entre autres sur la viticulture et ses marbres exceptionnels. A noter que le vin de Thasos était très apprécié dans l’Antiquité : les amphores thasiennes ont été retrouvées par milliers, des rives de la mer Noire jusqu’à l’Égypte, alors que le marbre blanc de l’île, exploité plus tard, était si apprécié qu’il fut exporté jusqu’à Rome où il était très prisé dans les bâtiments publics, les temples, les résidences privées et les monuments.
À l’époque romaine tardive, la cité connaît plusieurs destructions, couronnées par un séisme qui, vers 620, constitue une rupture majeure dans l’occupation de l’île, dont on sait peu de choses jusqu’à l’occupation génoise des XIV-XVe s. La conquête ottomane de l’île, acquise en 1479, fut contestée à partir de 1770, mais ce n’est qu’en 1912 que l’île rejoignit l’État grec.

La première exploration archéologique de Thasos est l’œuvre des voyageurs du XIXe s. qui, plus de quatre siècles après le passage de Cyriaque d’Ancône, se succèdent dans une île où les trouvailles fortuites de sculptures et d’inscriptions sont courantes.
L’intérêt de l’archéologie française
L’archéologie française s’est intéressée très tôt au site : Georges Perrot explore l’île dès 1856, suivi par Emmanuel Miller en 1863 et 1864 (lequel rapporte au Musée du Louvre le fameux relief en marbre thasien du passage des Théores), puis par Salomon Reinach (1882), Gustave Mendel, Louis de Launay (1893) et Waldemar Déonna, membre étranger de l’École française, en 1907.

En 1910, au retour d’une halte effectuée à Thasos lors d’un voyage avec Adolph Joseph Reinach, l’archéologue français Charles Picard convainquit Maurice Holleaux, alors directeur de l’École française d’Athènes, de « l’intérêt qu’il y aurait à commencer à Thasos une exploration méthodique ». L’École française d’Athènes entreprit des démarches auprès des autorités ottomanes dans le but de fouiller méthodiquement Thasos, et obtint l’autorisation de fouiller par un firman en avril 1911. Les premières fouilles ont alors commencé en mai 1911 sous la direction de Charles Picard, Adolph Reinach et Charles Avezou.

A noter que les années 1910 sont des années d’intense activité, qui voient le dégagement d’une partie du rempart, de l’arc de Caracalla, du passage des théores déjà partiellement exploré en 1864, d’un angle de l’agora et du temple d’Athéna sur l’acropole.
Les Français, les premiers touristes à visiter Thasos
À une époque où les conditions de vie étaient difficiles, les moyens technologiques et les infrastructures inexistants, le développement économique encore loin d’être envisageable, et la vie sur l’île suivait un rythme très différent de celui d’aujourd’hui, les archéologues français ont développé des liens d’amitié avec les habitants de Thasos. Ce n’est donc pas un hasard si ce sont des Français qui ont été les premiers touristes à visiter l’île en septembre 1933 avec le navire PATRIS II, un bateau de croisière de l’époque qui effectuait des voyages à travers la Grèce afin que ses passagers puissent visiter les monuments culturels et les antiquités du pays et découvrir de près la culture grecque.

L’arrivée du navire qui transportait deux cents scientifiques et intellectuels français, ayant mouillé au large en raison du manque d’infrastructures portuaires, a été rapportée par le journal local de Kavala « Tachydromos » dans son édition du 8 septembre 1933 avec un article long et enthousiaste figurant en première page. Ces excursions à bord du navire PATRIS II étaient organisées dans les années 1930 par le magazine Le Voyage en Grèce qui avait comme but de créer un lien entre la Grèce et ses voyageurs grâce aux articles des écrivains, des artistes et des chercheurs contemporains qui étaient également passagers.
Plus de cent ans des fouilles par l’École française d’Athènes

Depuis lors, les fouilles ont révélé l’histoire de Thasos des débuts de la colonisation jusqu’à l’époque protobyzantine : elles ont permis de mettre au jour le rempart, l’ensemble de l’agora (fouillée entre 1948 et 1955) et de ses dépendances, les principaux sanctuaires de la cité (ceux d’Athéna, Apollon, Héraclès, Artémis, Dionysos, Poséidon), le théâtre, des quartiers d’habitations, un ensemble monumental d’époque impériale, plusieurs basiliques et villas protobyzantines, ainsi que les nécropoles extra muros. En dehors du centre urbain, diverses installations du territoire ont été explorées (fermes, ateliers de potiers, phares, tours), ainsi que le site des carrières d’Aliki, exploité de l’époque archaïque à l’époque protobyzantine.

Les travaux menés à Thasos par l’École française d’Athènes ont permis de découvrir les nombreux aspects d’une culture locale vigoureuse : une vie politique et religieuse intense, attestée par de très nombreuses inscriptions ; une économie, rarement décelée sur d’autres sites, perceptible ici dans l’exploitation du territoire ; des monuments singuliers, comme le passage des théores ou le vaste rempart de marbre aux portes ornées de reliefs, sur lequel se greffait un port de guerre fortifié ; une activité artistique et artisanale, de la sculpture à la céramique, dont la diversité s’expose dans le nouveau musée.
Les inscriptions et les monnaies de Thasos
Il faut évoquer de plus deux catégories d’objets qui ont permis de reconstituer de larges pans de l’histoire de l’île : les inscriptions et les monnaies. Thasos est en effet un des sites du monde grec qui a rendu le plus grand nombre d’inscriptions (gravées sur marbre) s’échelonnant depuis la fin de l’époque archaïque jusqu’au Bas Empire : listes de magistrats, actes officiels de la cité, textes à portée politique, consécrations religieuses, règlements sacrificiels, dédicaces privées de statues.

Les fouilles ont permis de mettre au jour plus de 1500 inscriptions, dont la plus grande partie concerne des inscriptions funéraires d’époque impériale qui se comptent par centaines. Leur classement nous renseigne sur la typologie des monuments funéraires comme sur le mode de formulation des textes. Les inscriptions fournissent de nombreuses informations sur la représentation des genres, sur le statut civil des Thasiens et des Thasiennes, sur leurs stratégies de mariage ou de carrière. En les recoupant avec les inscriptions publiques – décrets, bases de statues ou dédicaces –, ces inscriptions funéraires offrent un matériau précieux pour l’écriture d’une histoire sociale entièrement renouvelée.

Du fait de sa richesse en métaux, Thasos a aussi émis tout au long de l’Antiquité un monnayage abondant et de très grande qualité. Comme ailleurs, les monnaies nous renseignent évidemment sur les cultes thasiens, puisqu’y figurent notamment Héraclès ou Dionysos, mais aussi sur l’histoire de l’île : les émissions monétaires nous renseignent en effet sur les périodes de prospérité ou de crise, non seulement économiques mais aussi politiques.
Les « Études Thasiennes » de l’EFA
La collection « Études Thasiennes » est une prestigieuse série de publications académiques consacrée à l’archéologie, l’épigraphie et l’histoire de l’île de Thasos. La collection couvre une large gamme de sujets, allant de l’étude des sites archéologiques et des découvertes matérielles, comme les sculptures, les inscriptions, les monnaies et les céramiques, à l’analyse des aspects socio-économiques, politiques et culturels de l’île à travers les âges. Elle vise à apporter des éclairages nouveaux sur la civilisation thasienne et son rôle dans l’histoire de la région égéenne. Chaque publication est ainsi le fruit d’une recherche approfondie menée par des spécialistes internationaux dans leur domaine, offrant des analyses détaillées et souvent accompagnées de planches illustratives, de cartes et de photographies qui mettent en lumière les découvertes et les interprétations les plus récentes.

La collection « Études thasiennes » est donc un outil indispensable pour les chercheurs, les universitaires et tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la Grèce antique, à l’archéologie et aux études classiques. Elle témoigne de l’engagement continu de l’École française d’Athènes à explorer et à comprendre le riche patrimoine de Thasos, contribuant ainsi à enrichir notre connaissance du passé de cette région stratégique de la Méditerranée.
Les fouilles actuelles et la grande villa de la période protobyzantine
Parmi les fouilles menées actuellement sur l’île de Thasos, une grande villa urbaine de la période protobyzantine, utilisée du Ve au VIIe siècle après J.-C. est la découverte la plus impressionnante. Depuis 2002 les fouilles ont mis au jour une exceptionnelle demeure, détruite en 620 ap. J.-C., les résultats des recherches touchant à toutes les périodes de l’histoire de Thasos, en remontant, à travers treize siècles d’occupation continue, jusqu’à la période précoloniale, dans les dernières décennies du VIIIe s. av. J.-C.

Cette recherche -sous le nom Thanar (Thasos, abords Nord de l’Artémision) – est conduite en collaboration par l’université de Lille SHS et l’université nationale et capodistrienne d’Athènes, sous l’égide de l’École française d’Athènes et de l’Éphorie des Antiquités de Kavala-Thasos (Ministère de la Culture grec), qui se sont liées par un protocole de collaboration. L’équipe réunit une vingtaine d’enseignants-chercheurs, chercheurs, archéologues et techniciens, Français et Grecs, de ces quatre institutions. L’équipe est complétée ponctuellement par des spécialistes des sciences du vivant, de la nature et des matériaux, de l’université Aristote de Thessalonique ou du Cnrs pour la plupart, qui ont donné à ces travaux une dimension pluridisciplinaire nouvelle à Thasos.
A noter que sur proposition de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, le Grand Prix 2017 d’archéologie de la Fondation Simone et Cino Del Duca a été décerné à la mission Thanar dirigée par Arthur Muller, professeur d’archéologie grecque à l’université de Lille SHS et membre de l’Institut universitaire de France, et Stavroula Dadaki, directrice de l’Éphorie des antiquités de Kavala-Thasos.

*Image de couverture : Carte de l’île de Thasos Perrot, Georges, ‘’ Memoire de l’ile de Thasos’’, Paris 1864 – Source : Domaine public via Wikimedia Commons
Sources principales
-École française d’Athènes www.efa.gr
-Éphorie des Antiquités de Kavala (Ministère de la Culture grec) www.efakav.gr
-Jacques Des Courtils (4 août 2021). Thasos. Actualités des études anciennes. Consulté le 15 octobre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tby6
-Arthur Muller, Stavroula Dadaki, Sarah Anel, Christine Aubry, Maguelone Bastide, Tarek Oueslati, Martin Perron, Platon Pétridis, Georgios Sanidas et Manuela Wurch-Kozelj, « Thasos. Les abords Nord de l’Artémision (Thanar) » [notice archéologique], Bulletin archéologique des Écoles françaises à l’étranger [En ligne], Grèce, mis en ligne le 02 octobre 2025, consulté le 15 octobre 2025. URL : http://journals.openedition.org/baefe/14319; DOI : https://doi.org/10.4000/14v99
-Les fouilles archéologiques à Thasos lauréates du Prix de la Fondation Simone et Cino Del Duca, Par Christophe Hugot le 19 avril 2017, Insula : Le blog de la Bibliothèque des Sciences de l’Antiquité (Université de Lille) — ISSN 2427-8297 https://insula.univ-lille.fr/
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