Jacques Bouchard est un néo-helléniste québécois de renommée internationale, né à Trois-Rivières en 1940. Professeur titulaire de littérature grecque moderne et directeur des Études néo-helléniques à l’Université de Montréal, il est aussi traducteur littéraire du grec vers le français et Membre de la Société royale du Canada. Après avoir étudié lettres classiques à l’Université Laval dans les années 1960, il a obtenu sa thèse à l’Université Aristote de Thessalonique en 1970. Il a travaillé aux côtés de K. Th. Dimaras, ainsi que G. P. Savvidis et G. Babiniotis. À noter qu’avant de joindre l’Université de Montréal en 1973, il a aussi enseigné à l’Université Laval, tandis que plus tard il a détenu la Chaire Phrixos B. Papachristidis à l’Université McGill de 2001 à 2007 parallèlement à son poste à l’Université de Montréal. Ses champs de spécialisation consistent aux Lumières Grecques et surtout leur première phase, ainsi que la poésie grecque moderne et la mouvance surréaliste. Il a publié extensivement nombre d’analyses historiques et littéraires, ainsi que plusieurs traductions d’écrivains tels que Cavafy, Embiricos, Engonopoulos, Sachtouris, Kachtitsis, Kaknavatsos, Matesis, Karapanou, et autres. Professeur Bouchard a aussi longtemps effectué des recherches sur l’histoire et la littérature de la Roumanie. Tout au long de son parcours académique, il a été invité dans diverses institutions universitaires étrangères et a reçu multiples distinctions, dont le titre d’Officier de l’Ordre de l’Honneur de la République Hellénique par le Président Constantin Stéphanopoulos, le 18 janvier 2005, et le titre de Philhellène par la Communauté hellénique de Montréal, le 24 mai 2000. Grèce Hebdo* a eu l’occasion de rencontrer et interviewer Professeur Bouchard sur sa recherche multidimensionnelle et sa contribution dans le champ des études néo-helléniques.

Quelles opportunités et nouveaux développements entrevoyez vous pour les études néo-helléniques dans le contexte du bicentenaire de la Guerre d’Indépendance en 2021 ?

En l’absence de subvention externe, en particulier du Ministère des affaires extérieures de la République Hellénique, le certificat en Études néo-helléniques de l’Université de Montréal a dû limiter pour le moment le nombre des cours offerts en langue et mettre en veilleuse le cours de cinéma grec. Par ailleurs, heureusement, des étudiants continuent à s’inscrire à la maîtrise (M.A.) en littérature néo-hellénique.

Vos travaux ont porté entre autres sur les aspects linguistiques de l’identité nationale grecque. Dans quelle mesure les tensions linguistiques au cœur du mouvement national entre grec ancien et grec moderne ont donné lieu à des divisions inévitables, mais aussi à une production intellectuelle particulièrement riche ?

Personnellement, je crois que la langue grecque est une dans sa diversité : qu’un étudiant étranger apprenne le grec ancien ou le grec moderne, avec un minimum d’effort il pourra circuler du grec homérique au grec d’aujourd’hui. Cela tient au caractère conservateur de la morphologie grecque et à la nature du lexique diachronique, dont les formants sont motivés. Les divisions entre linguistes grecs sont compréhensibles, mais ont été parfois dans le passé d’un extrémisme discutable. Pour ma part, mes recherches ont souvent porté sur des textes rédigés en « grec littéral » – textes archaïsants du 18e siècle ; mon enseignement propose aux francophones des œuvres en grec contemporain, ce que veulent apprendre mes étudiants. Parfois, je mets au programme une introduction à la catharévoussa, la langue savante autrefois officielle, en utilisant par exemple la nouvelle de Roïdis Psychologie d’un mari de Syros, un chef d’œuvre supérieur, à mon avis, à la Papesse Jeanne du même auteur.

Votre travail comparatif sur les cas grec et roumain permet-nous-t-il de saisir différences et traits communs des mouvements intellectuels nationaux dans les Balkans du 19ème siècle ?

Mon intérêt pour les relations culturelles entre les Grecs et les Roumains date de plusieurs années. D’abord, je me suis intéressé à l’Aube des Lumières chez ces deux peuples. L’arrivée de princes phanariotes dans les pays roumains à partir de 1709 a marqué une symbiose culturelle dont les deux peuples ont pu tirer profit. Les académies princières de Jassy et de Bucarest, fondées par des princes moldave et valaque, prodiguaient un enseignement en grec savant. Vers la fin du 18e siècle, les Romioi reprennent pour eux-mêmes l’ethnonyme Hellènes ; les Roumains, en partie grâce aux intellectuels uniates de Transylvanie, proclament leur ascendance romaine. Au 19e siècle, il était inévitable que la romanité fût départagée entre les Hellènes et les Roumains. Les Hellènes optent pour la forme savante de leur langue ; les Roumains abandonnent progressivement le slavon et le cyrillique, adoptent l’alphabet latin et s’emploient à relatiniser leur langue.

Les « Phanariotes », ces bourgeois et intellectuels parfois ambigus, détiennent une place cruciale dans votre travail. Comment jugeriez-vous leur rôle historique par rapport au mouvement national grec ?

Les Phanariotes ont été de très grands intellectuels, polyglottes et serviteurs fidèles de l’Empire ottoman. Ils ont été injustement discrédités, à mon avis. Les familles Mavrocordatos et Hypsilantis, entre autres, ont eu une politique éminemment favorable à l’épanouissement des deux Nations. Des familles, réunies autour du patriarcat œcuménique au Phanar, ont donné des princes éclairés qui ont favorisé les relations scientifiques, culturelles, voire politiques avec l’Occident. Les Phanariotes, à l’affut des courants occidentaux, ont été des vecteurs de modernisation, illustrant l’Aube des Lumières, qui allait déboucher sur les Lumières proprement dites et la Révolution de 1821. Par contre, les derniers Phanariotes, en Grèce comme en Roumanie, avaient développé un esprit de caste qui les avait rendus détestables.

Mavrokordatos Family
La famille Mavrocordatos, 19ème siècle, par Vryzakis Theodoros (1814 ou 1819 – 1878) (Source: Gallerie Nationale, Collection de la Fondation Ε. Koutlidis)

La relation entre « centre » et « périphérie » semble traverser certaines de vos analyses littéraires et historiques sur les processus intellectuels dans le cas de la Grèce, de la Roumanie, ou même du Québec. Certes, à quel point un tel paradigme critique pourrait inversement risquer nous conduire à une certaine dévaluation des forces créatrices « endogènes » propres à chaque société ?

La force de l’hellénisme c’est de constamment assimiler les éléments étrangers qui lui paraissent utiles, et qui deviennent partie intégrante d’un hellénisme authentique et renouvelé. Les forces endogènes sont revitalisées par l’apport extérieur. Au fond, l’hellénisme antique s’est transformé par l’apport du christianisme primitif, mais il a aussi hellénisé ce dernier en le dotant d’une théodicée et d’une théologie basée sur la pensée philosophique. Il en va de même, à mon avis, des modes ou écoles littéraires qui émanent des grands centres, par exemple le romantisme ou le surréalisme. Les mouvements internationaux prennent des formes spécifiques là où leur réception fertilise les forces vives de chaque société. Ainsi, le peintre et poète Engonopoulos adapte aisément le message surrréaliste à la tradition hellénique, que n’appréciait guère Breton.

Quelles ont été les différences de la mouvance surréaliste en Grèce par rapport à la mouvance surréaliste en France ?

La Grèce peut se targuer d’avoir eu un poète surréaliste de génie, Andréas Embiricos, qui a pris une part active dans le cercle initial français, d’André Breton, Éluard et autres. Le retour d’Embiricos marque le début du surréalisme en Grèce. Alors que le surréalisme français était aussi politique et philosophique que littéraire ou artistique, le surréalisme grec est apparu politiquement atrophié à cause de la dictature de Métaxas en 1936. Alors que les surréalistes français s’inscrivaient au parti communiste, Embiricos, quoique marxiste, se refugiait plutôt dans la littérature et la photographie.

Le Québec a fait preuve de terre particulièrement accueillante pour les grecs et la langue grecque tout au long du 20ème siècle. Votre travail personnel a aidé dans cette direction. Comment visionnez-vous la continuation des études néo-helléniques au Québec et au Canada dans le futur proche ?

Les Grecs venus au Québec au 20e siècle ont joui d’un préjugé favorable, puisque presque tous nos hommes politiques d’alors étaient issus des collèges classiques, de culture gréco-latine. Le collège classique prônait l’idée de la supériorité indéniable de la langue et de la culture grecques dans l’histoire de l’humanité. C’est aussi ce que je crois. Les Grecs du Québec se sont dotés d’institutions depuis plus de cent ans : églises, écoles, etc. Le système canadien, issu de la conquête britannique de 1760, a longtemps brouillé les cartes en promouvant un Québec bilingue où l’anglais l’emportait sur le français, pourtant la langue de la majorité de la population québécoise. En 1977, l’Assemblée nationale du Québec a proclamé le français seule langue officielle du Québec. Le gouvernement québécois a favorisé la reconnaissance des communautés culturelles qui passaient autrefois pour composer le bloc anglophone. J’enseigne les études néo-helléniques depuis presque 50 ans dans nos universités. Principale université du Québec, l’Université de Montréal où j’enseigne depuis 1973 a développé des liens solides avec la Communauté Hellénique du Grand Montréal. Beaucoup d’enseignants des écoles grecques ont acquis un certificat en suivant nos cours. Certains ont obtenu des diplômes d’études supérieures dans cette discipline (Ph.D. et M.A.). Je milite très ardemment pour le maintien et le développement de la langue grecque dans la communauté hellénophone de Montréal, et pour la pérennité des Études néo-helléniques à l’Université de Montréal. Nous avons eu la chance de pouvoir constituer une riche bibliothèque universitaire grâce à la générosité de l’armateur montréalais Phrixos B. Papachristidis (1901-1981). Nos cours ont été en partie subventionnés par la République Hellénique et par la Fondation Onassis autrefois. Dès que la crise qui a secoué la Grèce sera domaine du passé, nous espérons que les Ministères de la République Hellénique pourront soutenir de nouveau notre programme d’études, car le grec est la langue de milliers de Montréalais, et notre programme contribue au développement scientifique de la communauté universitaire. Je dis et le répète : le grec a le privilège unique d’être la langue maternelle de la civilisation occidentale.

*Entretien accordé à Dimitris Gkintidis | Grecehebdo.gr

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D.G.

 

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