Sotiris Sorogas est l’une des figures les plus importantes de la peinture grecque. Tout au long de sa longue trajectoire artistique, il a développé un langage visuel unique. Les sujets que Sorogas traite dépassent non seulement les représentations, mais aussi l’espace et le temps. Son œuvre devient finalement un symbole soulevant des questions existentielles, faisant allusion à la vie, à la mort, à la décomposition et à l’inévitable.

Son art revêt une dimension métaphysique et spirituelle, encapsulant l’essence même des choses. Des objets usés et rouillés, de vieux bateaux, des puits et des morceaux de bois pris au hasard invitent le spectateur à réfléchir sur l’éphémère. Les sujets robustes sont dépeints avec lyrisme, nous laissant nous interroger sur la perte, la mémoire et la renaissance. Les objets périssables sont définis par une qualité esthétique sublime.

Sotiris Sorogas est un homme calme et doux, profondément dévoué à son art. Il aborde les choses de manière poétique. Son honnêteté artistique et intellectuelle s’exprime de manière nostalgique à travers son art.

Sorogas est né à Athènes en 1936. Il a étudié avec une bourse d’État à l’École des beaux-arts d’Athènes, où il a obtenu son diplôme en 1961. En 1972, il reçoit une bourse personnelle annuelle de la Fondation Ford. Il a participé à de nombreuses expositions individuelles et collectives en Grèce ainsi qu’ à des expositions internationales organisées par le ministère de la Culture, la Galerie nationale et des galeries d’art privées (Tokyo, Bruxelles, Dublin, Sao Paulo, New York, Paris, Rome, Bâle, etc.)

Il a enseigné le dessin à l’école d’architecture de l’université polytechnique nationale d’Athènes, à partir de 1964 jusqu’à 2003. Il est aujourd’hui professeur émérite.

En 2004, il est honoré par l’Académie d’Athènes pour l’ensemble de son œuvre artistique et en 2019, le président de la République hellénique lui a décerné l’Ordre du Commandeur d’honneur.

Sotiris Sorogas s’est entretenu avec notre publication affiliée Greek News Agenda * sur l’art, le temps et la poésie.

Que signifie l’art pour vous ? S’agit-il d’un processus interne et solitaire ou se réfère-t-il au public ?

Au fil des années, la définition de l’art a suscité un nombre infini de réponses. Cela s’explique par la grande diversité de ses significations. Je dirais que votre question résume ce que l’art signifie pour moi.

Il s’agit sans aucun doute d’un processus intérieur, solitaire, qui cherche des destinataires. En fait, je crois que c’est l’élément intrinsèque de son existence.

En ce qui me concerne, il fonctionne également comme une confession silencieuse et donc comme un dialogue rédempteur avec les personnes auxquelles j’essaie de transmettre le miracle mystérieux qui nous entoure.

Les peintres d’icônes ont été les premiers à nous enseigner le caractère sacré de leur travail. Le moine, peintre d’icônes et auteur de l’Interprétation de l’art pictural Denys de Fourna d’Agrapha recommandait aux moines de jeûner et de prier à la Vierge Marie avant d’essayer de représenter l’icône.

Quand avez-vous réalisé que l’art de la peinture était ce que vous aimeriez faire, l’art que vous souhaiteriez servir ?

J’ai dû avoir un penchant pour les activités artistiques dès mon plus jeune âge. J’aimais sculpter des bateaux dans de l’écorce de pin, dessiner des cartes de Noël et jouer de l’harmonica.

À l’âge de 12-13 ans, à cause d’une maladie de la thyroïde, je mesurais déjà 2 mètres. C’est à cette époque que mon talent de dessinateur est devenu un refuge et, dans une certaine mesure, un moyen de rédemption face à la brutalité environnante du mépris et des moqueries dont j’étais l’objet de la part de presque tout le monde, à l’exception de mes proches.

En fin de compte, la peinture ainsi que la lecture constante allaient contribuer à soulager ma misère de l’époque. En peignant, je pouvais partir vers un autre monde, d’une autre qualité et d’un autre ethos. Je crois que c’est le don d’une Providence divine qui m’a atteint à partir de chemins inconnus et de points de départ impénétrables. Il semble que l’art soit en effet le souffle des solitaires et, comme le dit Dimoula à sa manière unique, l’art “a été désigné compétent pour délivrer des certificats d’existence en suspens, parce qu’il a le don de la souffrance”.

Pierres avec tissu dans une crevasse noire, 1983, acrylique et fusain sur toile, collection privée

Quelles ont été vos premières influences et comment ont-elles évolué ? Pouvez-vous intégrer votre style dans un genre artistique particulier ?

Pendant mes études, les influences n’existaient pas. J’ai d’abord dû apprendre le langage de la peinture. J’ai eu la chance d’avoir comme professeur Yannis Moralis qui était idéal. Nous étions tous convaincus de sa nécessité et de sa contribution précieuse à nos efforts. Nous apprenions en toute liberté et chacun suivait sa propre voie. Les préférences et les affinités sont venues plus tard. Van Gogh, cependant, était un saint pour nous tous. Mon travail a été classé par plusieurs critiques dans la catégorie “réalisme poétique”, l’une des nombreuses “écoles” de l’époque. Si ma peinture est bonne, elle peut prétendre à quelque chose du “surréalisme” où Engonopoulos classait tout art digne de ce nom.

Comment choisissez-vous vos sujets ? Décrivez, dans la mesure du possible, le processus créatif que vous suivez.

Le choix des sujets dépend de l’orientation, des particularités et des préférences du peintre. Beaucoup peignent presque exclusivement des personnes et d’autres indiquent implicitement leur présence. Par exemple, une porte entrouverte peut indiquer leur passage.  La variété des versions et des thèmes est infinie. Ma préférence va aux choses qui sont sur le point de disparaître. Tôles rouillées sur des pierres, vieilles machines arrêtées dans des carrières désertes, vieux bois de maisons démolies, bateaux délabrés, vieux puits et pierres sèches de champs abandonnés. Parfois, je mets une petite fleur à leur racine pour me rappeler le printemps.

Quel a été le moment de votre carrière où vous avez eu l’impression de marquer le monde de l’art de votre empreinte ?

Je pense que seule une personne arrogante peut penser qu’elle peut s’imposer dans le monde de l’art. En tout cas, il faudrait que cela soit affirmé par les autres et par le temps.

Comment les œuvres d’art dialoguent-elles avec le temps ? Quelles sont celles qui finissent par le dépasser ?

Je pense qu’aucun d’entre nous ne sait quelles œuvres d’art dépasseront le temps. Les changements constants dans la vie des gens modifient également les orientations esthétiques et emportent souvent avec eux les œuvres qui étaient chères à leur époque. Seferis, dans son texte monumental “Monologue sur la poésie”, affirme que des poètes comme Pindare peuvent être ignorés pendant des siècles et même méprisés. Chaque époque, je crois, se retrouve dans son propre art.

Quelle est votre propre relation avec le temps, en tant qu’être humain et en tant qu’artiste ?

 Je suis arrivé à la conclusion que mon amour profond et durable pour les poètes et la poésie est dû au fait que je trouve en eux, entre autres choses, ma propre obsession : le temps. Je cite ce que Κiki Dimoula, que j’ai relu dernièrement, a lu en entrant à l’Académie : “Le temps. Long…. Si l’on y réfléchit, la vie est un applaudissement enthousiaste et inlassable à tout ce qui la scie, à tout ce qui l’use”. Nikos Karouzos écrit en regardant une rose: “Quelle horreur, les secondes la dévorent”.

Vous avez parfois exprimé votre inquiétude quant à la commercialisation de l’art. Comment fonctionne finalement le système de promotion d’une œuvre d’ “art” artistiquement insignifiante, parfois flagrante ?

Répondre à cette question nécessiterait au moins une thèse de doctorat. Il est vrai que dans le passé, j’ai parfois fait référence à la commercialisation de l’art.  Il est désormais assimilé par le mécanisme dominant qui a déjà tout intégré. L’homme, la nature et tous les aspects de notre vie. Il y a bien sûr des résistances et des activités individuelles, mais elles sont vaines. Elles font penser à de pauvres paysans qui labourent seuls leur petit champ. Aujourd’hui, la peinture est absente des musées d’art. Ils sont remplis d’objets inventés par des signifiants arbitraires et des textes explicatifs qui informent le visiteur de la signification de l’objet. Ils les appellent “Installations”.

Existe-t-il un critère qui définisse irrévocablement l’œuvre qui a réellement une grande valeur artistique ? Quelles sont les caractéristiques qu’elle doit posséder et qui en est le juge final ?

Rien de tout cela n’est possible. Il est impossible d’avoir un tel critère qui définisse la valeur artistique de l’art.

Pierres et coquelicot est un tableau qui vous est cher. Racontez-nous son histoire, les circonstances dans lesquelles cette oeuvre a été créée et ce qu’elle représente pour vous.

Pendant la période de la dictature, une époque dominée par le sentiment d’un manque absolu de liberté, je me suis demandé comment la peinture, par son silence inhérent, pouvait exprimer un message clair, comme Le massacre de Chios de Delacroix.

Parmi mes tentatives, Cheval à la corde ou Sang sous la statue, j’ai peint un coquelicot près des pierres pour annoncer l’arrivée du printemps qui viendrait sans aucun doute, puisque cela est un fait incontournable. L’œuvre a été imprimée en lithographie à 75 exemplaires. En dix jours, elle a été épuisée.

Tout le monde a adoré. Je ne sais pas si c’était de la résistance. Je ne crois pas à la peinture engagée, car même si elle réussit, l’objectif du message sera unidimensionnel. Je crois qu’une bonne peinture, en plus de son message, crée un sentiment ou plutôt une émotion qui émerge des profondeurs du subconscient, c’est pourquoi elle reste indéfinie. Dans un essai sur Picasso, j’ai écrit quelque chose sur l’art que je crois toujours : “Le grand art écoute la parole inarticulée qui fait vibrer le silence du monde”.

* Entretien accordé à Dora Trogadi | greeknewsagenda.gr

(Image d’introduction : A gauche : Sotiris Sorogas ; à droite : Cheval avec corde, acrylique et fusain sur toile, 1985, collection privée)

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