Zissis D. Ainalis, est poète, traducteur et essayiste. Ses poèmes ont été traduits en anglais, en français, en portugais et en italien. Il est né à Athènes en 1982 et a étudié la littérature grecque à l’Université de Ioannina. Il a soutenu sa thèse portant sur l’histoire et la littérature byzantine à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne) en 2014. Depuis 2015 il habite et travaille à Lesbos. 
 
Grecehebdo* a interviewé Zissis Ainalis à propos de la poésie, la traduction, ses relations avec le monde de la littérature française et la parution de la nouvelle revue littéraire « Voria-Vorioanatolika » (Nord / Nord-est). 
 
 
Commençons par une question classique : pourquoi écrivez-vous de la poésie ?
 
J’ai peur que la réponse risque d’être vraiment clichée : j’écris, tout simplement, parce que je ne peux faire autrement. Dès que j’ai appris à lire, j’avais constamment un livre entre les mains. Progressivement, la littérature, la poésie est devenue une forme de vivre. Pour moi, la littérature n’est pas une sorte d’activité excentrique. C’est quelque chose d’absolument naturel, comme la marche, la nourriture, l’amour, la compagnie des autres. Certes, la décision de mener une vie poétique, m’a coûté –et continue à me coûter– cher. Trop de sacrifices pour moi et ma famille, mon épouse, mes deux filles. Pourtant, je ne peux pas faire différemment. Sinon, je risque de perdre ma raison d’être.        
 
Quels sont les premiers poètes qui vous ont influencé et ceux qui vous accompagnent encore aujourd’hui ?
 
Au fil des années, il y avait plusieurs poètes qui m’ont accompagné, grecs principalement, mais pas exclusivement. Pourtant, les poètes qui m’ont formé, pour ainsi dire, les poètes auxquels je reviens sont « les pères fondateurs » de la poésie grecque moderne (Dionysios Solomos, C. P. Cavafy, Costas Karyotakis, Yiorgos Seferis et Yannis Ritsos) tout comme les poètes de l’après-guerre (Manolis Anagnostakis, Miltos Sachtouris, Tassos Livaditis, Takis Sinopoulos, Aris Alexandrou). Trois exceptions notables dans ce « canon » de poètes grecs sont trois poètes européens : Charles Baudelaire, T. S. Eliot, Vladimir Maïakovski. Je dirais que ces poètes-ci sont les poètes que j’ai découverts à l’adolescence, je les ai aimés passionnément et je continue de les aimer. Dans des périodes tristes, aggravés, sentimentalement lourdes, je reviens toujours à eux.        
 
Cependant, je n’aimerais pas donner l’impression fausse que je ne lis que de la poésie. Je suis un lecteur avide des romans, de classiques tout comme de modernes, Dostoïevski étant l’écrivain qui m’a le plus influencé, du noir, de la science-fiction, des bandes dessinées, toute forme de narration tout court, de l’histoire, de la philosophie, de la théorie littéraire.   
 
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De gauche à droite: 1. Dionysios Solomos, Yiorgos Seferis, Yannis Ritsos, 2. Takis Sinopoulos, C. P. Cavafy, Tassos Livaditis Costas 3. Karyotakis,Manolis AnagnostakisAris Alexandrou, Miltos Sachtouris.
 
Vous êtes un passionné de la langue et la littérature françaises. Qu’est-ce qui vous a poussé vers la découverte de la France et de sa langue ?  Qu’est-ce que ce pays représente pour vous ?
 
La légende vivante enveloppante la France était la raison principale pour laquelle j’ai pris la décision, lorsque j’avais 24 ans, de venir en France et de continuer mes études à Paris. Quand je suis arrivé à Paris je connaissais à peine le français. Je considère l’apprentissage de la langue française et la familiarisation avec la culture française (à travers mes lectures, mes études, ma vie parisienne) comme une source de bonheur constante. Je considère aussi que cette expérience m’a ouvert au monde, des plusieurs manières. Cependant, j’ai développé des sentiments ambigus. En vivant à Paris je me suis rendu compte que je serais toujours un étranger – et ce sentiment d’ « étrangeté », si j’ose dire, pesait lourdement sur moi. De l’autre côté, je ne peux pas m’empêcher de vouloir transporter la culture française en Grèce, continuant une longue tradition de rapports culturels entre les deux pays.
 
Cela fait dix ans maintenant que je traduis des œuvres françaises en grec. La littérature française m’a formée, m’a enseignée : des manières poétiques, des façons d’expression, de styles différents, de l’histoire littéraire au centre culturel de l’Europe. J’ai autant appris et développé la volonté constante de « transcrire », de « traduire » cette expérience en grec. C’est pour cela que je traduis aussi. La traduction est une grande école. Cette volonté de « redire » dans sa langue maternelle ce qui a été dit dans une autre langue, cette volonté de « transcrire » le sentiment qui a été produit dans un autre contexte que le sien, c’est la force motrice de la traduction, je crois.
 
C’est pour cette raison que je n’arrête pas de traduire des œuvres françaises en grec. Jusqu’à présent j’ai déjà traduit la plupart des poètes surréalistes majeurs (Louis Aragon,Antonin Artaud, Robert Desnos, Paul Éluard, Philippe Soupault), Henri Michaux et tout récemment Les petits poèmes en prose (Le Spleen de Paris) de Charles Baudelaire, dont la traduction était une expérience magique. De plus, cela fait moins d’un mois que ma première traduction d’un roman est apparue : Spinoza encule Hegel, de Jean-Bernard Pouy. Il a été publié par les éditions Oposito, une maison d’édition nouvelle et ambitieuse.          
 
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 De gauche à  droite: 1. Vladimir Maïakovski, Charles Baudelaire,T. S. Eliot.  2. Paul ÉluardLouis Aragon, Henri Michaux, Robert Desnos.
 
Dans quelle mesure la poésie grecque contemporaine arrive-t-elle à accéder au public francophone? Comment faire connaître les écrivains d’une langue peu parlée comme le grec moderne ?
 
Mais elle n’arrive pas… soyons francs… Malgré les efforts héroïques de quelques traducteurs français grécophones, la poésie grecque n’atteint pas, malheureusement, le monde. Ce qui est vraiment dommage parce que en ce moment-là en Grèce fleurit une génération poétique de premier rang ! Des poètes vraiment importants qu’on aurait du mal à trouver actuellement à une telle « concentration » dans un autre pays. Certes, la difficulté de la langue et les particularités culturelles jouent un rôle important à cette « marginalisation » de la poésie grecque. Pourtant, c’est difficile de nier les responsabilités de l’État grec et de ses politiques. Lorsque je vivais à Paris, j’ai pu constater que dans les librairies françaises nous trouvions exclusivement certains auteurs grecs contemporains, toujours les mêmes, traduits en français. Des auteurs dont l’œuvre n’est pas forcément ou toujours importante, mais qui possèdent un réseau de relations publiques impressionnant. La Grèce est une boutique immense. Et la majorité des Grecs se comporte comme des clients dans tous les domaines de la vie publique. Le domaine des littérateurs n’est pas une exception.           
 
Dans une interview, vous avez dit que « la poésie est toujours en marge ». Voulez-vous nous expliquer ce que vous entendez par cette affirmation ?Quand est-ce qu’on se tourne vers la poésie ?
 
Je crois qu’il y a toujours un nombre restreint des gens qui se tourne vers la poésie au sein de chaque génération. En ce sens, oui, je crois que la poésie est toujours en marge. Mais la poésie, la littérature en général, est aussi en marge d’un autre point de vue : elle se développe en marge de la société et de la culture dominante. La littérature commence toujours par un sentiment de malaise. J’ai du mal à imaginer que quelqu’un qui se trouve en harmonie avec la société qui l’entoure peut trouver la motivation de se dédier à la littérature. En ce sens, surtout dans le monde actuel déshumanisé, la littérature préserve et transmet aux générations suivantes tout ce qui compte véritablement, l’expérience vécue de chaque génération, tout ce qui est digne d’être sauvé et transmis. Les mots qu’on emploie pour exprimer le mal-être de l’existence, le désespoir, les principes moraux, au sens le plus littéral, les idéaux, les aspirations et les défaites au niveau individuel et collectif, seront les mots qui, à travers cet exemple paradigmatique, consoleront les générations à venir.           
 
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En automne 2018, avec votre équipe, vous avez lancé à Lesbos, où vous habitez actuellement, un magazine littéraire intitulé « Voria-Vorioanatolika » (Nord / Nord-est). Parlez-nous de cette initiative et de ses visées.
 
La crise économique tourmente l’île, comme le reste de la Grèce par ailleurs, depuis 2010. Et c’est connu que Lesbos s’est trouvée dans l’œil du cyclone de la crise des refugiés actuelle depuis 2015. Ces deux conditions créent une ambiance « explosive » sur l’île. Les idées hideuses de l’extrême droite commencent de plus en plus à imprégner la mentalité et le comportement des habitants – ce qui n’est pas différent, pour être honnêtes, de ce qui se passe actuellement dans la plupart du monde occidental. Et pourtant, malgré tout cela, ou peut-être à cause de tout cela, Lesbos, en ce moment-là, est un endroit extrêmement intéressant à vivre. Ces conditions historiques en combinaison avec le fait qu’on peut croiser et discuter avec des gens venants des quatre coins du monde, littéralement, créent un contexte très particulier.   
 
Dans cette ambiance « aigue » on avait décidé, un groupe d’hommes et de femmes, en majorité des « métèques », de créer une communauté littéraire qui essaierait ce qui apparaissait très difficile avant : la publication d’un magazine littéraire se focalisant sur l’essaie littéraire et produisant de cette façon les conditions préalables de la production d’un discours théorique autour de la littérature. Dimitra Gledi, Alexandros Karavas, Stelios Kraounakis, Christos Martinis, Natasa Papanikolaou, Eleni Roussopoulou et moi, après une longue année de « fermentation » et des difficultés constantes, nous avons réussi de publier en septembre le premier volume de notre magazine Nord / Nord-est, espérant que ce magazine deviendra progressivement le noyau d’une nouvelle et active communauté littéraire.     
         
*Interview accordée à Magdalini Varoucha

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 M.V.

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