Nikos Potamianos est historien, chercheur associé à l’Institut d’Études Méditerranéennes – FORTH à Rethymno. Il a obtenu son doctorat au Département d’Histoire et d’Archéologie de l’Université de Crète en 2011 ayant comme sujet de recherche doctorale la classe petite-bourgeoise d’Athènes à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle. GrèceHebdo* s’est entretenu avec lui sur cette étude, parue aux Presses Universitaires de Crète sous le titre “Les Noikokyraioi: Commerçants et Petits Manufacturiers à Athènes 1880-1925” (en grec, 2015), ainsi que sur les festivités populaires du carnaval athénien, sujet de son nouveau livre à paraître prochainement.

Votre enquête traite de l’histoire de la classe petite-bourgeoise d’Athènes à la fin du 19ème et les débuts du 20ème siècle. Quelles sont les conditions principales qui définissent la consolidation de cette couche sociale, ainsi que son importance politique?

Selon mes estimations, la classe petite bourgeoise traditionnelle constituait à peu près un quart ou même un tiers de la population d’Athènes à l’époque. Les petites entreprises dominaient dans beaucoup de secteurs et profitaient de la hausse de la consommation liée à l’agrandissement d’Athènes. Dans le domaine de la manufacture, parallèlement aux produits industriels grecs ou importés, l’artisanat servait une bonne partie des besoins de la capitale ou même de la province: meubles, chaussures, couture constituaient des activités en plein essor sur Athènes en 1900. Il n’existait pas encore des supermarchés ou des grands magasins, essentiellement il n’y avait ni de grandes surfaces, et une grande partie de la demande était satisfaite par des petites et très petites entreprises, beaucoup plus qu’aujourd’hui. Dans bon nombre de celles-ci, seulement des membres de la famille étaient employés, tandis que souvent la distance sociale entre l’ouvrier et son petit-employeur n’était pas grande. Bien sûr, l’unité de ce qui constituait jadis le “monde de l’artisanat” uni (ou “peuple laboureur”, comme était le terme usité à l’époque pour désigner travailleurs manuels, salariés et indépendants) avait déjà été touchée. Les efforts pour le tenir en vie à travers la création d’associations professionnelles ralliant petits-employeurs et leurs employés à la fin du 19ème siècle n’a pas pu empêcher l’autonomisation organisationnelle des ouvriers au début du 20ème siècle.

La petite propriété et la petite production en Grèce ont été souvent traitées dans la bibliographie en tant qu’une condition particulière et dominante qui a déterminé la consolidation d’un supposé “exceptionnalisme grec”. Comment situez vous votre recherche par rapport à cette perspective analytique?

J’ai évité de me positionner directement sur ce sujet dans mon livre, du fait que j’ai estimé que ceci demande une recherche comparative sérieuse. Je considère, toutefois, qu’effectivement la formation sociale grecque est caractérisée par la petite taille des unités économiques par rapport à d’autres sociétés européennes: les entreprises industrielles et les petites propriétés agricoles sont caractéristiques. Cette donnée constitue évidemment un point de départ raisonnable pour comparaisons et interprétations: je ne pense pas que ce soit un hasard que le pays européen avec lequel la Grèce semble avoir le plus de points en commun quant au développement des choix politiques des petits bourgeois à la fin du 19ème et les débuts du 20ème siècle c’est la France – où existait aussi une importante classe de petits propriétaires dans la campagne mais aussi dans les villes.

Il faudrait qu’on tienne en compte trois choses avant de commencer à formuler des analyses sur les particularités grecques. Premièrement, l’historiographie moderne, en Grèce mais aussi bien sûr internationalement, a dépassé le stade des comparaisons complexées et angoissées de chaque “pays à nous” avec le modèle de “civilisation” et de développement de l’Europe de l’Ouest. Ces comparaisons avaient souvent pour résultat de mettre en relief certaines failles, manques et faiblesses des sociétés qui ne sont pas “parvenues” à devenir des pays “normaux” du monde civilisé. Toutefois, il n’existe pas une seule voie vers le monde moderne; des comparaisons efficaces peuvent et doivent être effectuées en tenant compte d’autres pays aussi; l’eurocentrisme a subi une critique écrasante en ce qui concerne les déformations qu’il impose sur le savoir scientifique; de même, la montée économique de l’Asie pendant les dernières décennies nous conduit à réexaminer les schémas interprétatifs selon lesquels la primauté de l’Ouest va de soi.

Deuxièmement, le champ de l’”exceptionnalisme grec” est dangereusement infesté de vieux idéologèmes apologétiques qui conjuraient les conflits sociaux en Grèce: intellectuels organiques, publications et associations d’employeurs s’inscrivent dans une longue tradition d’argumentation selon laquelle il n’existe pas de classe ouvrière en Grèce ou selon laquelle la société grecque a toujours été juste et égalitaire.

Troisièmement, notre perspective sur cette “particularité” peut changer si on ne la considère pas comme allant de soi, mais si on essaye plutôt d’interpréter comment elle est survenue. Des historiens tels que Dertilis ont mis le point sur les facteurs géographiques et économiques qui se sont avérés favorables pour la petite propriété dans les territoires grecs. Avdela a mis le point sur les facteurs culturels et surtout le rôle des modèles dominants de relations genrées et de division du travail domestique. Liakos et Chatziiosif ont souligné l’importance décisive qu’avait eue la Révolution fondatrice de l’Etat grec en 1821 quant à la dominance de la petite propriété dans l’agriculture.

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“Citroenenkoopman in Athene”, Project Gutenberg Literary Archive Foundation

De quelle manière la petite propriété s’est adaptée aux crises économiques de l’époque et à quel degré discernez-vous des constantes ou des différences dans des périodes de crise analogues?

Les petites entreprises sont caractérisées de toute façon par un grand taux de “mortalité”: beaucoup d’entre elles ne survivent pas, tant dans des petites crises que dans les plus grandes qui ont commencé en 1929 et en 2010, sous les acclamations de ceux qui considéraient que de cette manière était restauré l’esprit d’entreprise sain, ainsi que l’équilibre dans un marché jusqu’alors caractérisé par un trop grand nombre d’entreprises. Néanmoins, des nouvelles petites entreprises sont créées: certainement une constante consiste en la création de nouvelles petites entreprises (surtout dans le secteur des cafés et dans la restauration) de la part de salariés qui sont devenus chômeurs durant des périodes de crise. Se pose alors la question si, malgré le fait que chaque petite entreprise puisse éprouver des problèmes ou même fermer, dans sa totalité la structure de la petite propriété se reproduit. Nécessairement, on a besoin de recherches qui soient plus focalisées sur des secteurs, mais toutefois j’ai l’impression que la concentration du capital a accéléré dans certains secteurs pendant les crises.

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Nikolaos Gyzis ”Homme qui coud” et ”Le barbier”, nikias.gr

Votre travail sur Athènes des débuts du 20ème siècle combine l’étude des pratiques du quotidien et de l’action collective avec celle des relations de production matérielles. Plus généralement, est ce que vous considérez qu’après un certain “tournant culturel”, la focalisation sur les conditions matérielles redevient d’actualité dans la production historiographique contemporaine en Grèce?

L’histoire économique n’a jamais quitté l’arène de la production historiographique moderne, je dirais même qu’elle semble avoir atteint un grand degré de maturité, même si elle n’est plus à la mode comme pendant les années 1980. Le problème c’est qu’aujourd’hui, dans le contexte du recul de la théorie marxiste et plus généralement d’une vulgate sociologique qui soulignait les conditions matérielles, l’histoire économique constitue un champ spécialisé, duquel les constatations ne sont pas largement usitées dans l’interprétation historique. Je pense qu’il est nécessaire que l’histoire sociale et politique soient en dialogue avec elle, ainsi qu’avec l’histoire culturelle, et ceci constitue un enjeu au présent.

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Nikolaos Gyzis  “Carnaval à Athènes”, nikias.gr

Votre étude aborde entre autre les festivités du carnaval à Athènes et met en lumière un processus d’embourgeoisement de tels événements populaires. Ce cas d’étude est-il indicatif d’une hétéronomie culturelle des couches populaires d’Athènes par rapport à d’autres cas? 

Mon prochain livre aura pour sujet les mutations qu’a subies le carnaval athénien pendant le 19ème siècle et les débuts du 20ème. Celles-ci peuvent en effet être décrites en tant que dominance de la culture bourgeoise, même si bien sûr elles ne se limitent pas à ça. De l’autre côté, au milieu du 19ème siècle, se développe une culture de carnaval populaire en plein essor, tandis que dans l’entre deux-guerres se sont développées des tendances d’autonomisation de la culture populaire, même si ceci ne semble pas trouver expression dans la culture de carnaval. C’est à dire, l’”hétéronomie” n’était pas un caractéristique constant des classes populaires d’Athènes, mais apparaissait durant des phases de tension et d’approfondissement de l’hégémonie culturelle bourgeoise.

*Propos recueillis et traduits du grec par Dimitris Gkintidis | Grecehebdo.gr

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