Figure emblématique des Althusseriens de jadis, ami de Nicos Poulantzas et de nombreux intellectuels grecs, professeur émérite à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense et  distinguished professor of Humanities à l’ université de Californie, Εtienne Balibar s’ est touvé  de nouveau à Athènes, le 5 mai, invité de l’Institut Français de Grèce. Il a participé avec Giannis Stavrakakis à la Conférence- débat ayant comme sujet: “Du populisme au contre populisme: histoire et stratégie.” 

La veille, il a exclusivement parlé à GrèceHebdo. Nous publions aujourd’hui la première partie de cette interview.

Mi 2012, vous avez scandé: «Nous sommes tous Grecs, nous sommes tous Européens» en affirmant que la destruction de la Grèce susciterait la destruction de l’Europe dans son ensemble. On est ou aujourd’hui?

Tout d’abord, je ne suis pas tout seul que je dise ca. Il s’agit d’une formule utilisée par un très grand nombre d’intellectuels  au sein de la gauche où il y a des divergences très profondes d’appréciation sur la question de l’Europe.  La question ne se limite guère s’il faut une Europe unie mais nous impose à  savoir quel est le rapport entre la survie d’Europe et le salut du peuple grec. Ces divergences sont vraisemblablement aggravées dans la situation actuelle. De mon côté je maintiens ma position qu’elle ne va pas de soi. Je pense que l’avenir de la Grèce est dans l’Europe –pas n’importe quelle Europe- mais dans une Europe qu’il faut construire. Ou si vous voulez dire les choses de façon plus négative je pense que l’expulsion, la sortie de la Grèce de l’Europe aurait des conséquences très graves pour la Grèce elle- même. Je crois comprendre que c’est le point de vue de la majorité de la population grecque mais c’est n’est pas nécessairement le point de vue de tous les Grecs. La situation est tellement difficile en ce moment et le rapport est tellement conflictuel qu’on peut comprendre qu’il y a des gens qui pensent le contraire, c’est à dire que ça irait mieux si la Grèce n’était plus en Europe, même sans penser qu’il faudrait aller chercher du soutien à Moscou, c’est n’est pas une condition indispensable  (il rit). Je maintiens surtout plus que jamais la position que l’Europe elle-même a besoin pour survivre-c’est à dire pour se transformer de façon à pouvoir survivre- de résoudre la question grecque dans un sens qui soit suffisamment favorable aux aspirations du peuple grecque. Il ne faut pas donc de nouveau un diktat imposant une punition à la population grecque. Evidement, comme cette situation est actuellement tendue, elle reste incertaine. Ιl y a des éléments plus favorables qu’ en 2012, essentiellement le fait que les Grecs ont élu un nouveau gouvernement et il y a des éléments plus défavorables aussi, essentiellement le fait que la situation financière s’aggrave et il y a des forces politiques en Europe qui jouent le pourrissement. Je pense donc que le danger pour l’Europe est grand.

Vous utilisez le terme «interregnum» venu de Gramsci pour parler de la phase transitoire d’aujourd’hui. A cette phase, qui va plus vite, les forces de la destruction de l’Europe ou celles de sa recomposition?

Une personnalité notable de la vie intellectuelle européenne utilise aussi le terme gramscien. Il s’agit du sociologue anglais d’origine polonaise Zigmund Bauman. Ce terme gramscien est lié à la question de la souveraineté. «Interregnum» désigne la période entre la mort du précèdent souverain et l’entrée en fonction du nouveau. Dans beaucoup d’époques historiques c’est un moment très dangereux parce que la souveraineté est suspendue. C’est ce qu’Agaben appelle “l’état d’exception”. Comme Lenin de son côté disait, c’est le moment ou l’ancien pouvoir ne peut plus s’exercer, et le nouveau pouvoir qui est en gestation n’accepte plus d’être gouverné comme avant. Le nouveau est déjà prêt pour prendre la relève, même si le rapport des forces est incertain. Selon Gramsci, c’est un moment ou l’ordre ancien se désagrège et n’est plus viable et le nouveau n’existe pas encore, même comme une force montante. Alors se produit dit-il une sorte des phénomènes de pathologie sociale et politique. Nous sommes en Europe en ce moment dans une situation où se produisent toute une sorte de phénomènes pathologiques parce que l’ordre ancien et en particulier la structure de l’Union européenne telle qu’elle a été construite a partir de 1990 –je ne parle pas de l’Europe du Traité de Rome bien évidemment mais celle de Maastricht- ne fonctionne plus. Et de l’autre côté, il n’y a aucune force. On est en Grèce  et Syriza est une force. On a peut être d’autres forces morales, idéologiques, politiques jusqu’à un certain point dans d’autres pays d’Europe. Tout cela ne forme pas –ou pas encore- une alternative politique et c’est pour cette raison qu’on est dans la pathologie qui comporte la montée des nationalismes et le désespoir moral des populations, le dégoût de la politique etc. et au bout du compte les conséquences peuvent être catastrophiques.

Vous avez travaillé avec Immanuel Wallerstein sur les notions de «race» et de «nation». Vous qualifiez la Grèce de «nation historique» nécessaire à l’Europe. Quel sens vous attribuez au terme «nation historique» et comment ceci pourrait éviter une appropriation non-voulue par les nationalismes de toute sorte?

Le terme «nation» est un terme complexe et polysémique. Les nations sont des formations culturelles de longue durée ayant chacune sa propre histoire singulière. Dans un autre langage on pourrait parler des formations idéologiques, mais je garde le terme culturel, c’est mieux. L’histoire de la Grèce remonte très loin et puis c’est l’indépendance etc. Cela ne veut pas dire que les divisions n’existent pas. Il y a des divisions à l’intérieure de la même culture. Il y a donc une formation culturelle et à l’intérieur en permanence un conflit. Nation grecque cela veut dire aussi l’Etat, l’Etat de la Grèce en l’ occurence. Se pose donc la question de la souveraineté nationale, de la souveraineté populaire. Est-ce que c’est la même chose? Moi, je suis fédéraliste européen, cela ne plaît pas à tout le monde. Je suis de plus en plus fédéraliste mais la chose me paraît de plus en plus compliquée. J’ai pris progressivement conscience et il faut que je vous dise que je n’étais pas d’accord avec Habermas sur le fait qu’on est entrés dans une constellation post-nationale où la question de l’unité politiconationale appartenait complètement au passé –il faut reconnaître quand même que Habermas lui-même a évolué sur ce point. C’est vrai que je me suis dit a une certaine époque que sur la démocratie, sur la question de souveraineté du peuple, au niveau du pouvoir politique, ce sont des questions qui se posent de moins en moins à l’échelle des nations et de plus en plus à l’échelle supranationale. Alors j’ai évolué sur ce point, j’aime bien le concept un peu bizarre forgé par mon amie Kalypso Nikolaidou «demoi-kratie» ; cela veut dire une démocratie au pluriel, une démocratie pluraliste où les nations ne disparaissent pas. Kalypso note qu’il ne faut pas avoir un siège de l’UE toujours à Bruxelles de même qu’aujourd’hui la présidence change, il faudrait que l’administration se déplace d’un pays à l’autre de façon à manifester symboliquement et matériellement l’égalité entre les nations européennes. L’Europe ne peut exister que si elle fait un effort à la fois mental et institutionnel qui va contre la tendance naturelle des choses pour établir de l’égalité entre les nations. Evidement les nations doivent abandonner quelque chose de leur souveraineté exclusive, dans la mesure où celle-ci n’est aujourd’hui qu’un mythe remplacée dqns les faits par une souveraineté partagée. De l’autre côté en échange, il faut que les nations gagnent quelque chose, par exemple de l’ordre de la solidarité et de l’égalité.

 Entretien accordé à Costas Mavroidis, Magdalini Varoucha et Georgia Marioli

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