Evanthis Hatzivassiliou, né en 1966, est diplômé de la faculté de droit de l’Université Aristote de Thessalonique en 1987, et a obtenu sa maîtrise et son doctorat en histoire internationale à London School of Economics en 1989 et 1992 respectivement. Il est actuellement professeur (Histoire de l’après-guerre) au département d’histoire de l’université d’Athènes et secrétaire général de la Fondation du Parlement hellénique pour le parlementarisme et la démocratie. Il est membre de la Fondation Eleftherios Venizelos, membre du conseil d’administration de Filekpaideftiki Etaireia (Société pour la promotion de l’éducation et de l’apprentissage, Athènes) et membre du forum gréco-turc. Ses domaines d’intérêt sont l’ηistoire internationale, 1870-1991 ; l’histoire de l’OTAN pendant la guerre froide ; la politique étrangère et l’histoire politique de la Grèce, 1923-2000 ; la question chypriote, 1878-2021.
Il a notamment publié Greece and the Cold War : Frontline State, 1952-1967 (Londres : Routledge, 2006) ; NATO and Western Perceptions of the Soviet Bloc : Alliance Analysis and Reporting, 1951-1969 (Londres : Routledge, 2014) ; The NATO Committee on the Challenges of Modern Society, 1969-1975 : Transatlantic Relations, the Cold War and the Environment (Basingstoke : Palgrave-Macmillan, 2017) ; “Pointing to the Emerging Soviet Dead Ends : NATO Analysis of the Soviet Economy, 1971-1982”, Cold War International History Project Working Paper no. 87 (Washington, DC : Wilson Center, 2018) ; “Shallow Waves and Deeper Currents : the US Experience of Greece, 1947-1961. Policies, Historicity, and the Cultural Dimension”, Diplomatic History, 38/1 (2014), pp. 83-110.
À l’occasion du 100e anniversaire de la signature du Traité de Lausanne* GrèceHebdo** a parlé avec Evanthis Hatzivassiliou de l’importance du Traité tant pour la Grèce et la Turquie que pour l’ensemble de la Méditerranée orientale et du Moyen-Orient, de la nouvelle légitimité internationale instaurée à l’époque par le traité, de l’échange obligatoire de populations ainsi que de la personnalité d’ Eleftherios Venizelos, le grand homme politique qui a été nommé chef de la délégation grecque aux négociations du Traité.
On considère en général que le traité de Lausanne ne concerne que la Grèce et la Turquie, alors qu’il s’agit en fait d’un traité signé par huit pays. Pourriez-vous nous expliquer brièvement l’importance de ce traité tant pour la Grèce que pour l’ensemble de la région géographique ?
Le traité de Lausanne marque la solution de la question d’Orient, l’un des problèmes internationaux les plus importants, les plus durables et les plus persistants de la modernité. La question d’Orient portait sur l’éventuelle dissolution et succession de l’Empire ottoman, ainsi que sur le contrôle des Détroits et, par conséquent, de toute la région que l’on appelait à l’époque le “Proche-Orient”. Elle fait rage au moins depuis le dernier quart du XVIIIe siècle et touche aux ambitions des peuples de la région en matière de représentation politique ainsi qu’aux priorités géopolitiques des grandes puissances et à la longue lutte entre la Grande-Bretagne et la Russie pour le contrôle de l’accès à la mer Noire (et donc aussi de l’accès de la Russie aux mers chaudes). En 1923, le traité de Lausanne a conduit à la dissolution de l’Empire ottoman et à l’établissement de la République turque ; à la création des États successeurs dans la région que nous appelons aujourd’hui “le Moyen-Orient” (même si certains d’entre eux ont été pendant un certain temps des mandats de la Grande-Bretagne et de la France, comme l’Irak, la Syrie, le Liban, la région de Palestine, la Jordanie) ; et au règlement définitif des frontières internationales dans la région sud-est des Balkans, entre la Grèce et la Turquie. En outre, de nombreuses autres questions ont été réglées, telles que la dette publique ottomane, la navigation internationale dans les Détroits ou les questions relatives aux minorités, parmi lesquelles l’échange obligatoire et brutal de populations entre la Grèce et la Turquie. Ainsi, en tant que solution à la question orientale, le traité de Lausanne régit les relations internationales dans la région plus large des Balkans, de la Méditerranée orientale et du Moyen-Orient. C’est pourquoi il constitue également la base de la politique étrangère de la Grèce depuis lors.
Lors de la récente conférence d’ELIAMEP sur le 100e anniversaire de la signature du traité de Lausanne, vous avez mentionné que le traité constitue un pilier de la nouvelle légitimité internationale en considérant que de petits États souverains y ont participé pour la première fois sur un pied d’égalité. Aimeriez-vous développer cet aspect, étant donné que la question du multilatéralisme reste pertinente dans les relations internationales aujourd’hui ?
Le nouvel ordre international créé après la Première Guerre mondiale était profondément libéral. Il impliquait la dissolution des empires en Europe centrale et orientale et la montée en puissance de l’État-nation en tant que principal système de gouvernance sur le continent. Dans le même temps, la création de nombreux nouveaux États-nations s’est accompagnée d’une évolution tout aussi nécessaire vers le multilatéralisme, grâce à la création de la Société des Nations, conçue par le président américain Woodrow Wilson. Tous les membres de la communauté internationale, petits États et grandes puissances, ont participé à la Société des Nations sur la base de l’égalité souveraine. Il s’agit d’un changement profond par rapport au passé, où l’existence et les droits des petits États étaient souvent ignorés : au cours du dix-neuvième siècle, le Concert européen avait été une procédure réservée aux grandes puissances. En d’autres termes, le système international est devenu plus participatif. Il s’agit d’un changement décisif dans la communauté internationale. Cette nouvelle légalité libérale a été cruellement contestée par les forces du révisionnisme, en particulier l’Allemagne nazie, mais elle a été confirmée par l’issue de la Seconde Guerre mondiale.
Le traité de Lausanne, même avec l’aspect certes sombre de l’échange obligatoire de populations gréco-turques (résultat de l’écrasante victoire turque sur la Grèce en 1922), a apporté à cette partie du monde la nouvelle légitimité internationale, tout en fixant les frontières internationales dans la région, un élément d’une importance décisive pour le nouvel ordre. En tant que tel, le traité de Lausanne n’est pas seulement un accord régional crucial, mais aussi le pilier de l’ordre international plus large dans cette partie du monde.
La délégation grecque à la Conférence de Lausanne | Source: Αrchives historiques du musée Benaki, archives de Eleftherios Venizelos
Ces dernières années, il est soutenu, bien que de façon très limitée, que le traité de Lausanne cessait de s’appliquer 100 ans après sa signature. Pourriez-vous nous dire quelle est la validité du traité aujourd’hui et quelle est sa signification pour l’avenir des relations gréco-turques en particulier ?
Un traité international n’”expire” pas à cause d’un anniversaire. Le traité de Lausanne reste pleinement en vigueur et, du point de vue du droit international public, il ne peut en être autrement. En outre, selon le point de vue dominant en droit international, le règlement territorial établi par un tel traité resterait en vigueur même si le traité lui-même, en tant qu’instrument juridique, était invalidé (ce qui, de toute façon, est une éventualité extrêmement improbable). Ainsi, le traité de Lausanne constitue la base des relations gréco-turques pour les cent dernières années et pour l’avenir. C’est pourquoi les deux pays doivent faire preuve d’une grande prudence dans le respect et la mise en œuvre du traité, faute de quoi le chaos pourrait s’installer à la fois dans les relations bilatérales et dans l’ensemble de la région.
L’échange obligatoire de populations entre la Grèce et la Turquie a constitué un chapitre douloureux du traité de Lausanne, avec des implications socio-économiques et politiques significatives pour la Grèce, et a été considéré par beaucoup comme une violation des droits de l’homme. Comment caractériseriez-vous l’échange de populations et de quelle manière pensez-vous que cette disposition a déterminé le développement et l’identité de la Grèce moderne ?
L’échange obligatoire de populations entre la Grèce et la Turquie n’est pas seulement un acte controversé, c’est aussi un acte honteux. En effet, le caractère obligatoire de l’échange violait pleinement les droits de l’homme en privant les individus du droit de choisir. C’est pourquoi on a même prétendu, à l’époque, que la convention d’échange n’était pas valable au regard du droit international. Il s’agissait là d’un point de vue plutôt théorique, puisque l’échange avait déjà eu lieu.
L’échange obligatoire a été imposé par la Turquie victorieuse à la Grèce vaincue de 1922 : dès l’automne 1922 (c’est-à-dire avant la signature de la convention d’échange fin janvier 1923), les populations grecques avaient déjà été violemment expulsées de l’Asie mineure occidentale et de la Thrace orientale, tandis que la Turquie déclarait solennellement sa détermination à expulser les Grecs restants du Pont, de la Cappadoce et d’autres régions. En d’autres termes, avant même la conclusion de la convention d’échange, la plus grande partie de l’expulsion des Grecs de Turquie était déjà un fait accompli et ne pouvait être annulée. L’échange obligatoire était un choix fondamental de la Turquie, que la Grèce vaincue ne pouvait pas remettre en question. Ce n’était pas la préférence d’Athènes. Les perceptions, les projets et les objectifs grecs concernant les populations avaient été exprimés lors du traité de Sèvres, qui laissait les populations dans leurs foyers, dans le cadre d’arrangements beaucoup plus libéraux.
Quoi qu’il en soit, aussi inhumaine et controversée soit-elle d’un point de vue juridique ou moral, la réalité imposée par la convention d’échange a façonné l’État et la nation grecs contemporains : la grande majorité des Grecs étaient désormais concentrés à l’intérieur des frontières de l’État ; la Grèce est devenue une puissance “conservatrice”, un pays défenseur du statu quo. L’échange a été une expérience extrêmement traumatisante. Cependant, le peuple et l’État grecs ont réussi à surmonter ce traumatisme et à créer un État européen contemporain, capable de se développer économiquement et socialement.
Colonie de réfugiés à Kavala, nouvelles maisons construites par le Comité international de réhabilitation des réfugiés, vers 1924
Eleftherios Venizelos a été nommé chef de la délégation grecque aux négociations de Lausanne, alors qu’il ne participait plus au gouvernement du pays. Pensez-vous que la personnalité de cet homme politique grec, qui était en fait le visionnaire de la Grande Idée (« Megali Idéa»), a contribué à améliorer la position de la Grèce lors de la négociation du traité de Lausanne ? Quel a été le rôle de Venizelos sur le maintien de la paix dans la région ?
Il convient de noter l’élément tragique de la présence et du rôle d’Eleftherios Venizelos lors de la Conférence de Lausanne : il était appelé à faire face aux conséquences dévastatrices d’une défaite écrasante qui pouvait être attribuée, dans une large mesure, à sa propre défaite électorale de novembre 1920. Il avait perdu le pouvoir, puis le pays avait perdu la guerre, et il devait maintenant faire face au désastre. Pourtant, il a accepté cette énorme responsabilité.
Il ne fait guère de doute que le prestige international de Venizelos a toujours été supérieur à celui de son petit pays, et plus encore à celui de la Grèce vaincue de 1922. Cela est apparu très clairement lors de la Conférence de Lausanne. Ainsi, même en représentant un pays vaincu, Venizelos est parvenu à conclure une paix honorable. En outre, l’acceptation sincère du statu quo territorial par Venizelos a été décisive dans la décision de la Grèce d’abandonner la Grande Idée («Megali Idéa») et de devenir une puissance du statu quo. Cela a grandement contribué à l’évolution de la politique grecque et a façonné les rôles internationaux du pays au cours des 100 dernières années, en tant que pilier de la stabilité et de la normalité dans l’ensemble de la région, et en tant qu’ardent défenseur de la légitimité internationale et de l’ordre international libéral.
Eleftherios Venizelos – Source: Page FB Résidence – Musée “Eleftherios Venizelos”
* Le traité de Lausanne, le plus durable des accords de paix de l’après-Première Guerre mondiale, est un traité historique signé le 24 juillet 1923, établissant des frontières nationales en Méditerranée orientale et au Moyen-Orient, dans le but de restaurer la paix dans la région après la désastreuse Première Guerre mondiale. Le traité a été signé par la République de Turquie, qui avait succédé à l’Empire ottoman vaincu, d’une part, et par les puissances alliées et associées (France, Royaume-Uni, Italie, Japon, Grèce, Serbie et Roumanie), d’autre part. L’un des éléments les plus radicaux du traité de Lausanne, notamment d’un point de vue humanitaire, est l’échange obligatoire de populations entre la Grèce et la Turquie.
** Entretien accordé à Ioulia Elmatzoglou | GreceHebdo.gr
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