Gaston Chérau (1872 – 1937) fut une figure particulière de la scène intellectuelle française ; ayant quitté très tôt le service public pour devenir écrivain et essayant de dépasser les limites du roman provincial, il se lancera en 1911 dans une aventure journalistique et photographique en Libye, au moment de la guerre entre l’Italie et l’Empire ottoman. Une mission qui mêle quête d’inspiration littéraire et d’exotisme mais qui le confronte à des réalités bien plus crues et complexes, notamment la violence de la guerre et la mort omniprésente. Ce thème ne tardera pas à le rattraper de nouveau plus tard en Europe, durant la Première Guerre mondiale, qui l’amènera entre autres en Grèce et Salonique en 1915 au sein du Service Photographique de l’Armée (SPA) française. La relation amicale de Chérau avec Claude Séon, ancien consul de France à Salonique rencontré à Tripoli, ainsi que ses séjours à Salonique ou Athènes, illustrent, entre autres, ses liens avec la Grèce, qui, à noter, furent inextricablement imprégnés par le souvenir et l’expérience particulière de la guerre. La trajectoire et l’œuvre de Chérau constituent ces dernières années un domaine de recherche, mais aussi d’inspiration pour nombre de chercheurs et créateurs culturels.

L’historien Pierre Schill, professeur d’histoire-géographie et chercheur associé au laboratoire C.R.I.S.E.S de l’université Paul-Valéry Montpellier 3, a notamment œuvré à la redécouverte et la publication des archives photographiques de Gaston Chérau; il a récemment dirigé l’ouvrage collectif Réveiller l’archive d’une guerre coloniale. Grèce Hebdo* a eu l’occasion de discuter avec lui de l’expérience de Gaston Chérau durant la guerre entre l’Italie et l’Empire Ottoman en Libye (1911-1912), mais aussi des expériences de Chérau en Grèce en commençant par son activité militaire et photographique à Salonique durant la Grande Guerre.

Votre démarche prend comme point de départ l’expérience et le travail de photographe de Gaston Chérau pendant la guerre Italo-Libyenne de 1911. Il sera présent en Grèce quelques années plus tard, en tant que cadre de l’Armée Française tout au court de la Première Guerre Mondiale. Mais que signifie pour lui son premier passage de France en Libye en 1911?

L’écrivain Gaston Chérau (1872-1937) est sollicité au début du mois de novembre 1911 par Le Matin pour aller couvrir la guerre qui a débuté à la fin du mois de septembre. Le journal, alors l’un des plus importants titres de la presse parisienne, dispose déjà d’un envoyé spécial à Tripoli depuis le début du mois d’octobre et le débarquement des Italiens. Le « renfort » de Chérau a une double explication : la première tient à l’évolution du contexte guerrier et la seconde au positionnement politique du journal. Après la conquête des villes côtières, les Italiens subissent leur premier revers à la bataille de Sciara-Sciat (23-26 oct.). Au cours de ces journées, des soldats exécutent sommairement plusieurs milliers de civils. La révélation de ces massacres par des journalistes présents à Tripoli suscite une vive émotion en Europe et relance l’intérêt des médias pour une conquête que la propagande italienne annonçait comme une « promenade militaire ». C’est dans ce contexte que Le Matin, quotidien italophile favorable à la conquête, répond à la requête de l’ambassadeur d’Italie à Paris, Tommaso Tittoni, qui souhaite l’envoi d’une « plume renommée » en vue de produire un récit des événements favorable aux Italiens. C’est lui qui suggère le nom de Gaston Chérau, dont le diplomate apprécie le travail au journal où l’écrivain collabore régulièrement, notamment aux côtés de Colette, dans la rubrique des « Contes des mille et un matins ».

Vue de Tripoli 4 janv 1912 au fond remparts cernant medina BnF Fonds Cherau Vue de Tripoli (4 janvier 1912). Au premier plan la ville ottomane moderne et à l’arrière-plan les
remparts ceinturant la médina (Bibliothèque nationale de France – Fonds Chérau)

Chérau répond favorablement à la proposition du Matin, car cette mission lui donne l’opportunité d’élargir son horizon d’inspiration jusque là réduit à la campagne française. La découverte de l’Afrique lui permet par ailleurs de satisfaire son goût pour les voyages et sa curiosité pour l’Afrique que l’on peut inscrire dans la vogue orientaliste de l’époque. Mais l’enjeu pour lui ne repose pas seulement sur le caractère exotique du terrain d’inspiration. En raison du prestige associé à la couverture de la guerre, la mission apparaît comme une consécration journalistique susceptible d’élargir le lectorat et la notoriété de l’écrivain au moment même où il est, pour la seconde fois, en lice pour le prix Goncourt.

Cherau Tripoli BnF FondsCherau
Gaston Chérau sur le toit de sa résidence à Tripoli. Au fond la rade de Tripoli (Bibliothèque nationale de France –
Fonds Chérau)

Vos travaux et expositions sur ce pionnier du photojournalisme semblent renvoyer au potentiel mais aussi aux diverses instrumentalisations de la production visuelle, depuis les débuts du 20ème siècle. Dans quelle mesure l’oeuvre de Gaston Chérau nous aide à mettre en question la relation entre images et société et comment avez-vous abordé ces thèmes?

La documentation photographique et écrite (articles mais aussi lettres envoyées à son épouse) produite par Gaston Chérau en Tripolitaine que nous avons rassemblée dans l’ouvrage Réveiller l’archive d’une guerre coloniale est en effet un jalon dans la connaissance non seulement du déroulement de la guerre proprement dite – particulièrement du moment de la mise en œuvre d’une politique de terreur par pendaison publique – mais aussi de la manière dont les correspondants de guerre sont impliqués, en tant qu’acteurs, dans les événements dont ils sont censés témoigner.

Pendaison publique 6 dec 1911 Tripoli BnF Fonds Cherau
Pendaison publique de 14 bédouins accusés par les Italiens d’avoir participé à la bataille de Sciara-Sciat. Tripoli, 6
décembre 1911 (Bibliothèque nationale de France – Fonds Chérau)

L’analyse de la circulation et des usages éditoriaux des photos de Chérau et des autres journalistes révèle une véritable « guerre des images » dans laquelle la persuasion n’apparaît pas comme une émanation du gouvernement italien ou de son armée mais procède d’une mécanique plus « discrète » reposant sur la manipulation des correspondants de guerre et la mobilisation de vecteurs médiatiques populaires – presse et cartes postales.

En nous plongeant dans le travail et le vécu du reporter-photographe, l’archive rend tangible la dimension existentielle de l’expérience et ses enjeux éthiques et politiques, comment l’homme sensible confronté à une violence extrême est tiraillé entre sa mission de rendre compte des événements, les exigences de son journal et son instrumentalisation par le belligérant qui l’accueille. Car les coulisses de la fabrique de l’actualité permettent de mesurer la part qui revient à chacun des protagonistes dans la construction du récit journalistique et la manière dont le correspondant de guerre, témoin singulier généralement peu questionné dans l’historiographie de la guerre, engage sa responsabilité.

Prisonniers des Italiens 17 dec 1911 Zanzour BnF Fonds Cherau
Prisonniers des Italiens arrêtés à Zanzour dans l’oasis de Tripoli, 17 décembre 1911 (Bibliothèque nationale de
France – Fonds Chérau)

Ce regard sur le passé est aussi une invitation à questionner les enjeux actuels du témoignage et de la fabrique de l’information et de la désinformation en temps de guerre, notamment dans leur dimension visuelle. Car à l’heure de l’instantanéité et de la propagation des informations et des images hors de tout cadre de contextualisation et de compréhension, cette introspection ne peut se limiter à la sphère de production de l’actualité et concerne les spectateurs « des malheurs de la guerre » que nous sommes tous devenus. Ce dialogue entre passé et présent a pris deux formes. L’archive Gaston Chérau a d’abord été interprétée par des artistes : par les écrivains Jérôme Ferrari et Oliver Rohe dans leur essai À fendre le cœur le plus dur (Inculte, 2015 et Actes Sud « Babel », 2017), par le danseur et chorégraphe Emmanuel Eggermont qui en a tiré le solo Strange Fruit et enfin par la plasticienne Agnès Geoffray dans deux œuvres, Les Gisants et Les Regardeurs. Les regards croisés portés sur cette source historique ont par ailleurs été présentés dans le cadre de l’exposition À fendre le cœur le plus dur présentée en 2015 et 2016 au FRAC Alsace et au Centre photographique d’Île-de-France (CPIF) qui les faisaient entrer en résonance avec les oeuvres d’autres artistes contemporains ayant abordé, dans différents contextes guerriers, la question du témoignage et de la violence de guerre.

Dans quelle mesure le regard de Gaston Chérau sur les conflits coloniaux s’inscrit ou se distancie d’une approche typiquement exotisante?

L’ensemble du reportage photographique comme les écrits du correspondant de guerre et particulièrement ses échanges épistolaires sont traversés par la question de l’altérité. Le regard de Gaston Chérau tel qu’il ressort des 230 photographies que nous publions est pluriel. Si l’on suit ce qu’il en dit à son épouse au détour d’une lettre, lui-même distingue les photos en lien direct avec sa mission de correspondant de guerre de celles qui n’ont « aucun intérêt guerrier ». S’il est difficile de reconstituer a posteriori ces deux catégories, particulièrement en l’absence de classement effectué par l’opérateur, on peut déceler des photos « pour soi » dans les tirages portant la marque de l’écrivain naturaliste désireux de compléter au moyen du médium photographique son habituelle documentation écrite et dessinée. Lorsque le carrefour marchand de Tripoli apparaît dans toute sa diversité humaine et architecturale, le reportage révèle l’empire de la guerre sur le quotidien d’une ville occupée où viennent se réfugier les bédouins affamés par la désorganisation des routes commerciales. Evoquant cette composante du reportage, l’historien François Dumasy y voit « ce que nombre de témoignages du temps, tous imbibés d’inconscient colonial, avaient escamoté ». Notamment les nomades « réfugiés », qui « hantent une partie des archives italiennes » mais pour qui « on ne disposait jusqu’à présent que de très peu d’images » (Dumasy 2020).
Campement refugies bedouins fin nov. 1911 Tripoli BnF Fonds Cherau
Campement de bédouins réfugiés à Tripoli après la désorganisation des routes commerciales en raison de la guerre.
Fin novembre 1911. (Bibliothèque nationale de France – Fonds Chérau)

Si l’on devait déceler la subjectivité de l’opérateur dans cet ensemble composite elle résiderait peut-être dans un double constat : celui du faible nombre de photos purement paysagères, alors que l’environnement désertique ou les oasis offraient une vaste ressource visuelle à caractère exotique et, à l’inverse, celui de la présence fréquente des enfants dans le champ du photographe. Une présence également sensible dans les lettres à son épouse dans lesquelles Chérau évoque souvent la dureté des conditions de vie des petits Tripolitains en miroir inversé de la vie privilégiée de son jeune fils à Paris.

Votre recherche ne cesse d’évoluer et, dernièrement, vous vous orientez entre autres à retracer la présence et l’activité de Gaston Chérau en Grèce. Pouvez-vous nous esquisser quelques étapes majeures pour ce qui est de ce parcours?

L’expérience journalistique et photographique de Chérau en Tripolitaine a trouvé un prolongement au moment de la Grande Guerre. L’écrivain est d’abord sollicité au début du conflit par L’Illustration pour couvrir l’invasion de la Belgique par les Allemands puis, à partir de l’automne 1914, les combats dans le nord de la France et en Lorraine. En mars 1915, Chérau est mobilisé à son tour et affecté dans un régiment combattant dans le département du Nord. A la fin du mois d’octobre 1915, il est détaché à sa demande au sein du Service photographique de l’Armée (SPA) et part pour Salonique et le front d’Orient. Opérateur puis chargé de la direction de la section, il réalise à cette occasion de nombreuses photographies, particulièrement au gré de ses déplacements avec le général Sarrail, commandant en chef des armées alliées d’Orient. Les photographies les plus nombreuses réalisées par Chérau entre l’automne 1915 et l’été 1916 concernent les combats sur le Vardar, le repli vers Salonique et le camp allié de Zeitenlick.

1 Camp« Camp de Zeitenlick (mars 1916). Expériences de fumées fumantes. Au centre le général Sarrail commandant des
forces alliées, à sa gauche le général Mahon ». Mention manuscrite portée par Chérau au dos des photographies
(Collection de Martine Chérau – © DR)

La fin de la guerre ne signifie pas la rupture des liens avec la Grèce. Car à Tripoli, Chérau avait fait la connaissance de Claude Séon, le consul général de France dans la capitale de la régence ottomane. Le consulat était pour le correspondant de guerre, et les autres journalistes français, à la fois un refuge et un lieu d’échanges d’informations. Avant sa nomination en 1910 à Tripoli de Barbarie, Claude Séon, né en 1855 à Brousse (Turquie d’Asie), avait été consul de France à Salonique (1907-1910). Fils d’un négociant, il avait épousé une Grecque ottomane dont il eut trois filles. Chérau évoque cette « belle famille » au détour de ses lettres et la prend d’ailleurs en photographie dans la résidence consulaire. Dans le cadre de nos recherches, les notes diplomatiques de Séon au ministère des affaires étrangères ainsi qu’à l’ambassade de France à Constantinople ont été importantes pour reconstituer le déroulement de la pendaison publique des 14 bédouins sur la place du Marché au Pain à Tripoli le 6 décembre 1911, relatée et photographiée par Chérau.

Durant la Grande Guerre, le jeu des affectations et des événements devait à nouveau rapprocher le diplomate et l’écrivain, mais cette fois en Grèce. Claude Séon fut en effet rappelé à Salonique en décembre 1913 pour devenir le premier consul de France dans la ville devenue grecque après les guerres balkaniques. Dans son analyse du consulat de France à Salonique, l’historien Mathieu Jestin montre combien Séon faisait partie de la notabilité de la métropole macédonienne notamment en raison du mariage de la sœur de son épouse avec Cléon Hadji-Lazzaro, vice-consul des Etats-Unis. Séon occupa le poste consulaire jusqu’en 1915 mais nous n’avons pu établir si les deux hommes se sont retrouvés à l’arrivée de Chérau à Salonique à l’automne de la même année.

Femmes
« Femmes de Galatista » (Collection de Martine Chérau – © DR)

Après son entrée à l’Académie Goncourt en 1926, Gaston Chérau eut encore l’occasion de revenir dans les Balkans et en Grèce à deux reprises. Dans les Balkans, en août et septembre 1929 pour participer au pèlerinage des anciens combattants du front d’Orient, à la fois en tant que « Poilu d’Orient » et en tant qu’envoyé spécial de L’Illustration. Sa fille Françoise relate ce périple à partir des lettres envoyées par son père : « réceptions, accueil bouleversant de la population yougoslave, pèlerinage à l’ossuaire de Kaïmatchalan et aux cimetières français, arrêts du train spécial dans les moindres petites gares sous des avalanches d’acclamations et de fleurs ». Et une rencontre marquante avec le roi Alexandre Ier de Yougoslavie ainsi décrite par Chérau : « Le souverain gentil avec nous, s’adressant à chacun avec un intérêt touchant. Il m’a demandé avec une hésitation charmante que je lui donne mon insigne de Poilu d’Orient ».

Petit« Le plus petit gendarme de l’Armée d’Orient » (Collection de Martine Chérau – © DR)

Chérau eut l’occasion de revenir en Grèce à l’automne 1931 dans le contexte de la réalisation du Monument au Soldat Inconnu à Athènes. Le sculpteur grec Costas Dimitriadis chargé de superviser le projet invita des personnalités du monde des arts et des lettres français à exprimer un avis sur une création alors controversée. Chérau fit partie de cette « mission » dirigée par son ami le sculpteur français Jean Boucher considéré, selon l’historienne de l’art Nikoleta Tzani, comme un « spécialiste incontesté dans les monuments aux morts ». Dans une lettre au premier ministre Venizélos, l’écrivain fit l’éloge du bas-relief représentant un hoplite mourant réalisé par l’assistant de Dimitriadis, Phocion Roque. Chérau profita par ailleurs de ce séjour de cinq semaines pour compléter la documentation destinée à un texte sur la Grèce et renouer avec Olga et Doria Séon, deux des filles du consul installées à Athènes. Leur relation amicale se poursuivit par l’échange de nombreux courriers durant toute la première moitié des années trente. L’ouvrage Le Mulet de Phidias issu de son voyage et publié en 1935 (éditions Albin Michel), met en scène sous le ciel d’Attique la rencontre entre un Français d’âge mûr et deux jeunes femmes grecques. Une nouvelle nostalgique peut-être inspirée par ses retrouvailles avec les filles de Claude Séon.

*Entretien accordé à Dimitris Gkintidis | Grecehebdo.gr

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D. G.

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